Louis Bertrand décrit Perpignan en 1909.

Le dernier numéro de la Revue des Deux-Mondes, de décembre 1909, publie un article de M. Louis Bertrand intitulé « Barcelone ». Dans cet article, M. Louis Bertrand consacre un long passage au Roussillon et surtout à Perpignan, dont il fait le plus grand éloge. Citons simplement ceci :

« Il ne faudrait pas aller d’une traite de Cette à Barcelone. Cet ensorcellement des eaux figées, où la vie se reflète silencieuse et lointaine, vous disposerait mal à comprendre les réalités trop immédiates et la beauté un peu massive de la capitale catalane. Mais il y a une étape préparatoire. Perpignan forme la transition.

Perpignan, le Castillet

Perpignan, le Castillet

Je le confesse, la seule chose qui me déplaise ce cette charmante ville, peut-être la plus originale de France, c’est son nom, qui évoque des consonances fâcheuses. Je voudrais le voir orthographié à la catalane : « Perpinya », comme on l’écrivait autrefois et comme on l’écrit encore aujourd’hui, au-delà des Monts. Mais elle m’a toujours enchante, parce quelle est restée elle-même, qu’elle a gardé sa physionomie ancienne, parce qu’elle offre des types, des costumes, une façon de vivre qui ne se rencontrent que là. Perpignan est active et commerçante. Du matin au soir, elle retentit du vacarme de ses chariots, qui véhiculent ses vins, des coups sonores des marteaux tapant sur ses foudres. Malgré l’opiniâtreté de son labeur et le sérieux de son caractère, elle est gaie, d’une gaîté épanouie, toujours égale, qui est bien moins une expansion brusque d’humeur, qu’une manière d’être. Et cette gaîté a produit les mœurs les plus pittoresques qui soient chez nous. Perpignan est la ville des muletiers et des gitanes, des espadrilles et des guitares, des diligences bariolées et des harnais éclatants. Elle est sensuelle et paradeuse. On y a le goût du plaisir. Je ne connais que deux villes, en France, qui aient une vie nocturne : Paris et Perpignan. Même à Marseille, passé dix heures, la Cannebière est déserte. A cette heure-là, Perpignan se promène sous les platanes de ses promenades, et, jusqu’à minuit, elle est attablée dans ses cercles et dans ses cafés. Et puis enfin, Perpignan a la « Place de la Loge », un des endroits les plus bizarres et les plus captivants que j’aie traversés ; une rue plutôt qu’une place, un carrefour triangulaire, où se concentre, chaque soir, l’animation de la ville ! On s’y installe, comme au théâtre, devant un décor de « Carmen » ou du « Barbier de Séville ». La toile de fond est formée par la Loge elle-même, l’ancienne Bourse des marchands, avec ses ogives, ses trèfles, ses balustrades découpées à jour. Venise elle-même ne montre rien de plus parfait que ce pur joyau d’architecture hispano-mauresque. Sous l’éclairage factice des lampes électriques, dans le bleuissement de la pénombre, l’illusion d’un décor de comédie est complète. On regarde défiler les figurants de la pièce qui doit se jouer, en face, sous les arceaux violemment éclairés de la Loge, et c’est le contrebandier espagnol, avec ses alpargates d’aloès, sa taillole bourrée comme une cartouchière et sa couverture sordide pliée sur l’épaule. Ce sont les gars du pays, balançant au rythme de la marche leurs courtes blouses aux plis nombreux et aux chamarres naïvement compliqués ; puis, se déhanchant comme des Andalouses, les jolies filles aux cheveux ondulés sous la coiffe de dentelle, en jupe courte et souliers décolletés ; puis, les mères, toutes vêtues de noir, figures archaïques qui, sous la mantille et même le fichu populaire, conservent quelque chose de la dignité castillane…

Perpignan, la Loge.

Perpignan, la Loge.

Mais il n’y a pas que cette étrange petite place à Perpignan. Sans doute, la vieille cité roussillonnaise, resserrée jusqu’ici dans son enceinte à la Vauban, n’a point à l’exception de la Loge, de très beaux édifices. Et pourtant, sa cathédrale s’impose à l’attention, avec son immense nef unique, son retable et ses triptyques, ses tombeaux d’évêques, son clocher en ferronnerie ouvragée où les cloches se balancent en l’air, comme dans une cage fleurie. Le clocher avait autrefois un étonnant carillon. J’entends encore, par les soirs d’été, cette salutation angélique de l’heure s’égrener en un beau chapelet de notes cristallines, dans les ténèbres sonores de la rue Font-Froide, une rue à vieux logis, dont le silence glacial n’est rompu que de loin en loin, par le pas d’une dévote attardée, ou le heurt d’un lourd vantail qui se referme. Est-ce la nonchalance méridionale, cet air de mollesse abandonnée, qui prête, ici, une grâce même aux choses les plus communes ? Je sais, à Perpignan, une simple placette avec une fontaine ombragée d’un platane, tel coin de rue que surplombe, sous un échevèlement de glycines ou de vignes vierges, le pignon roussi d’un hôtel, telle venelle montante, qui vous obligent à vous arrêter subitement comme devant une vision d’art imprévue. Mais surtout Perpignan a le rose ensoleillé de ses briques, non pas seulement son Castillet, ce groupe de tours médiévales qu’on a détaché de ses anciens remparts, mais une foule de maisons particulières et jusqu’à des ruelles saupoudrées de poussière argileuse et qui éclatent comme des corridors sablés de corail entre les durs cailloux de la bordure et les crudités splendides des légumes entassés au seuil des échoppes.

Quartier Saint Jacques Perpignan

Quartier Saint Jacques Perpignan

Et il y a aussi les églises, des églises qui, sans être extraordinaires, ont néanmoins un charme : Saint-Jacques, Saint-Mathieu, Santa Maria la Real, que j’aimais, avant de l’avoir vue, à cause des sonorités tolédanes de son nom ! Sanctuaires ombreux et frais, où, dans une pénombre inquiétante, reluisent les dorures des reliquaires extravagants et monstrueux, où des madones pleureuses étalent au pied de la croix leurs robes de brocart plastronnées d’une étoile de glaives à hauteur du corsage ; où d’autres épongent leurs beaux yeux avec un mouchoir de dentelles soutenu par une petite main chargée de bagues. Et l’on y voit encore des Christ au Tombeau, entourés des Apôtres. Le Corps divin repose dans un vrai lit, sous une courtepointe tuyautée. La chevelure naturelle du Crucifié répand ses papillotes sur la blancheur fraîchement repassée d’un oreiller de batiste. Cette literie, ces cheveux, cette face livide, c’est effrayant comme la rencontre brusque d’un cadavre !

On sort ; dans le grand soleil de la rue, une affiche en couleurs annonce une course de taureaux pour le prochain dimanche. On va plus loin, vers les quartiers populaires. Des vendangeurs coiffés du bonnet national sont assis à la devanture des cabarets. Les mulets des attelages secouent les pompons rouges de leurs colliers et les résilles flottantes de leurs chasse-mouches. Si nous ne sommes pas précisément en Espagne, nous voilà, il me semble, dans une Catalogne déjà suffisamment catalanisante, pour que l’autre, celle au-delà des Pyrénées, nous soit un peu moins étrangère. Quand, à Perpignan, on a pris l’air de la Loge, parcouru les églises, respiré les parfums agrestes du faubourg Notre-Dame, on est mûr pour le voyage de Barcelone. »

 

Louis Bertrand. 

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Une réponse à Louis Bertrand décrit Perpignan en 1909.

  1. Cubias Thérèse dit :

    lepauvre monsieur doit se retourner dans sa tombe ;”c’a beaucoup chanché et pas toujours en mieux!!

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