Biographie du peintre FERNAND PATROUIX (1925-2010), par Sylvain Chevauché

FERNAND PATROUIX

(1925-2010) 

L’arabesque

Fernand Patrouix à gauche, à droite Henri Van Moé.

Fernand Patrouix à gauche, à droite Henri Van Moé.

Entre les peintres roussillonnais de la seconde moitié du XXe siècle, Fernand Patrouix semble, par l’étendue et la diversité de son œuvre, la variété de ses inspirations et de ses techniques, devoir retrouver une place de choix. Son nom est souvent inconnu, ses œuvres ont été jusqu’à maintenant peu exposées, en raison d’un idéal personnel de discrétion et de retirement du monde que l’on peut regretter à bien des titres malgré sa fécondité artistique. Nous tentons maintenant d’y remédier avec, atout et contrainte à la fois, un fonds immense à exploiter, légué tel quel, en friche, splendide et rétif comme un corps vierge.

On est avant tout frappé par la coexistence, tout au long de l’œuvre, des grands thèmes éternels et batailliens – la religion, la mort, l’érotisme – et des motifs catalans, étudiés à fond et finalement réinventés, le tout souvent tourné en dérision. S’il a illustré l’identité catalane en consacrant une série de compositions à la procession de la Sanch, et au cycle du « Rey Jaume », pièce de théâtre humoristique et paillarde sur la conquête de Majorque, on ne saurait qualifier Fernand Patrouix de peintre local ou régionaliste, compte tenu des très nombreuses années passées ailleurs, à Paris durant sa période de formation, puis au Canada où prend naissance une part cruciale de ses réalisations. La terre ancestrale apparaît cependant très souvent, au détour d’une allusion, d’un détail, d’une légende en catalan ; on la trouvera aussi dans les couleurs, interprétation personnelle de cette lumière unique, âpre et violente, du Roussillon. Au bord du Pacifique, à des milliers de kilomètres, il peignait, comme il aimait à le répéter, de mémoire, à l’opposé de tout travail sur le motif, un mas des Aspres avec ses tuiles rouges, son four à pain, sa livrée de chênes rouvres et d’oliviers. Dans d’autres œuvres, dessins simplement posés sur le blanc en quelques traits au crayon ou à la mine de plomb, les légendes, fameuses et trompeuses, nous placent au milieu de grands espaces américains, de paysages d’estampes chinoises… Mais l’œil persévère, et y distingue finalement, perdus dans le lointain, une chapelle catalane et son tympan roman, le clocher du vieux Saint-Jean, un paysan dans son costume typique des Aspres, coiffé de l’éternelle barretine…

Le dessin de Fernand Patrouix repose en effet sur une observation et un travail attentif de la figure humaine. D’œuvre en oeuvre, elle se trouve déclinée sous toutes ses formes, de la plus crue et primitive horreur, celle de la bête immonde et du stupre, à la gracilité des jeunes filles et des fringants chevaliers. Les personnages viendraient tous, en une longue procession de carnaval, des enluminures de Jean Fouquet, en passant par la truculence de Rabelais et le regard acéré de Daumier. Dans son œuvre, l’œil se rapproche souvent de l’œuf, sphère matrice et primitive. Organe essentiel, avant même d’être au dessinateur, il appartient au voyeur. André Vick, ami et fin connaisseur de l’œuvre de Fernand Patrouix, rappelait que ses dessins prenaient leur source à l’époque où, jeune enfant, il observait le monde par des trous de serrure. C’est l’éloquent témoignage d’un paradoxe récurrent : alors que le dégoût de la peinture sur le modèle et du portrait classique donne naissance à un répertoire imaginaire et fantastique, F. Patrouix, aiguillonné par sa passion pour la littérature et sa curiosité sans bornes, se plait dans l’illustration de textes, et dans la scène de genre. Les visages familiers, les expressions, les postures anonymes mais si reconnaissables sont assénés avec cruauté, nous rappelant, immaculé dans le miroir et malsain, notre propre reflet.

Nous proposons de partir d’une pensée d’André Vick. Elle s’est d’abord vérifiée à de nombreuses reprises au cours de nos recherches, puis nous a semblé résumer avec puissance et clarté la relation intime, chez Fernand Patrouix, entre la technique et la conception intellectuelle. « Souvent, ne sachant pas où il va alors qu’il suit son dessin qu’on croirait sans dessein, Fernand Patrouix découvre qu’il vient de tracer, bien mieux que s’il avait voulu le faire, telle ou telle image qu’il portait en lui : comme un pêcheur prend un poisson en le tirant de l’eau, il prend l’image en la tirant, elle aussi, au bout d’une ligne. » La phrase, par le symbole, nous montre en même temps l’élaboration du dessin par le trait, et la naissance de l’image. Ce premier trait tracé dans le hasard est ensuite renforcé, puis suivi : il donne finalement le chemin d’une figure, qui prend place au sein de l’œuvre. C’est ce que Fernand Patrouix, en donnant une définition très personnelle et réinterprétée du terme, appelait l’arabesque. Ce terme semble devoir mener notre réflexion et organiser notre présentation.

Malgré un goût prononcé pour la liberté créatrice la plus radicale de l’arabesque, on sera forcés de reconnaître tout d’abord l’impact profond des années de formation. Cactérisées par la réception de plusieurs influences, inhérentes au milieu d’origine de l’artiste et acquises à l’Ecole des Beaux-Arts, elles voient l’élaboration d’un premier style, reconnaissable dans toutes les réalisations des années 1940 à 1956, période éclairée par une très riche correspondance familiale. Attiré par le continent américain sous l’influence de sa littérature, Fernand Patrouix réalise dans un second temps ce voyage puis séjour de plusieurs années, aux Etats-Unis et au Canada, pendant lequel son style se modifie radicalement pour atteindre une typologie qu’il ne quittera jamais. Les techniques classiques, intégrées, sont souvent mélangées, modifiées, recréées ; les inspirations artistiques, de Jérôme Bosch au cubisme, elles aussi réinterprétées. Une troisième période, temps de maturité, s’ouvre au retour en France en 1962, avec une apogée de l’œuvre dans les années 1970. Appliquant les découvertes faites au Canada, il abandonne les grandes compositions et les peintures pour se consacrer entièrement au dessin, souvent dépouillé, toujours basé sur l’éloquence du trait, de plus en plus stylisé et abstrait.

Années de formation, années d’influences

Années d’enfance

Portrait de Fernand Patrouix étudiant.

Portrait de Fernand Patrouix étudiant.

Fernand Patrouix est né le 5 mai 1925 à Perpignan, dans une ancienne famille d’industriels et de commerçants de la ville. Originaires de Baixas, les Patrouix avaient fondé à la fin du XIXe siècle une usine de limonade et de boissons gazeuses, puis, dans les années 1900, un café hôtel restaurant, La Font del Gat1. Ils s’allièrent ensuite à des familles de propriétaires terriens du Conflent. Si, durant les premières années, l’activité commerçante était d’un moindre rapport que l’activité industrielle (qui s’élargit dans les années 1920 à l’Algérie et la Tunisie), le café acquit rapidement une importante renommée dans la sociabilité perpignanaise. Situé sur un axe en plein développement, où avaient lieu les premiers rallyes automobiles, où furent installées les premières salles de cinéma, l’établissement devint un rendez-vous couru. C’est dans ce contexte que Fernand passa ses premières années, côtoyant des personnalités comme le jeune Charles Trénet, habitué du café depuis son retour à Perpignan en 1929, la famille Bausil, et surtout deux personnalités qui marqueront profondément sa vie et sa carrière : le peintre André Fons Godail2 et André Mengus3. Ces personnes passaient souvent leur après-midi au café, à discuter, et à débattre de peinture, de musique, de voyages. L’enfance de Fernand Patrouix se déroule exclusivement à Perpignan, à l’exception de nombreuses vacances passées dans la famille de sa grand-mère en haut Conflent en Cerdagne, notamment à Mont-Louis, et de quelques voyages commerciaux aux côtés de son grand-père, à Marseille aux grandes expositions, et surtout en Algérie où la famille avait acquis de grands domaines. Les parents de Fernand, qui s’occupaient spécialement de l’établissement commercial de Perpignan, y habitèrent d’abord, puis aménagèrent dans un immeuble qu’ils avaient acheté, situé au 12, rue Saint François de Paule, près de la chapelle du Saint Sacrement. Fernand fut scolarisé à l’école publique, puis au collège de Perpignan. De sa mère, il reçut une stricte éducation catholique, malgré les tendances socialistes et anticléricales de la famille paternelle. Profitant de séjours au ski, de promenades en bateau, se voyant offrir à un âge très précoce un appareil photographique et une caméra de cinéma, assistant à des projections dans l’établissement de ses parents, Fernand connut l’existence choyée et protégée d’un fils de la bourgeoisie de province.

Les premières influences de Fernand Patrouix sont surprenantes, mais explicable par une certaine absence de culture artistique dans la famille, malgré les artistes habitués de La Font del Gat. Tout d’abord, les dessins de broderie de sa mère, patrons réalisés au crayon gris sur papier quadrillé pour du linge de maison aux initiales des membres de la famille, napperons, draps et serviettes divers, parfois aux motifs assez complexes. Fernand s’amusa très tôt à les recopier et à développer ses propres motifs, premiers fondements de l’arabesque. Seconde influence, plus féconde encore sur le long terme : la bande dessinée. Durant les années 1930 elle devient un medium de masse, c’est l’âge d’or du comic strip puis du comic book. En 1934, le personnage de BD américain créé par Walt Disney, Mickey Mouse, est importé en France, par la création du Journal de Mickey. Fernand se voit offrir ce journal dès les premiers numéros (il les conservera précieusement sa vie durant). Rapidement, la lecture avide et enthousiaste se double d’un élan créateur enfantin : à l’âge de dix ans environ, il se met à remplir ses cahiers d’écolier, d’abord de dessins de Mickey et de Donald, puis de personnages qu’il crée lui-même, sans doute pendant les heures de classe. Elève peu attentif mais brillant, Fernand réussit ses examens en se distinguant particulièrement dans les sciences et les mathématiques, mais consacre son temps libre à sa nouvelle activité. Dans les années 1937-1939, il commence à réaliser ses propres comic books, enchaînant plusieurs histoires cohérentes qu’il invente et illustre. Son principal personnage est un Renard, reconnaissable à ses moustaches, ses oreilles et son long nez, pris dans diverses situations grotesques et souvent absurdes, les bulles étant toutes empruntes d’un humour satirique et grinçant, parfois très mature.

La période de guerre vient renforcer la nécessité de l’humour comme soupape de sécurité. La famille Patrouix, connue à Perpignan pour ses convictions socialistes4, est menacée dès l’envahissement de la zone libre fin 1942. Prévenu du danger imminent par le réseau maçonnique, et afin de se prémunir d’une éventuelle déportation, Justin Patrouix fait l’acquisition du Mas del Gaill, bâtisse et domaine situés dans une partie reculée des Pyrénées-Orientales, sur la commune de Caixas dans les Aspres (canton de Thuir). Il s’y retire jusqu’à la fin des hostilités. Depuis 1940 en effet, La Font del Gat est utilisée comme relais par des réseaux de résistance5. Antoine Patrouix et son fils Fernand, encore adolescent, y participent activement, ce qui les amène à mener des missions très risquées, à Pamiers, par exemple, ou à Besançon. Antoine s’occupe d’une filière permettant de faire échapper des gens recherchés hors de la France par des chemins dans les Pyrénées. Sous la période d’occupation allemande, La Font del Gat accueille aux étages des pilotes américains, et cache même avec le plus grand soin le Grand Rabbin de Hongrie, alors qu’au rez-de-chaussée, au café, les membres de l’Etat major nazi sont reçus et servis. Durant ces années, Fernand Patrouix prend conscience de sa réelle passion pour le dessin. Il franchit ses premières inspirations et, de la BD, passe à la représentation de la figure humaine, avec le portrait et la caricature. Il réalise en 1942, à l’âge de dix-sept ans, sa première œuvre peinte sur toile, un Portrait d’enfant ou « Le Prince ». Un jeune homme de profil, aux longs cheveux blonds, vêtu d’une tunique médiévale rouge et coiffé d’un bonnet vert évoquant un page des contes anciens, tient un oiseau à la main. Cet essai est toutefois marginal, car il multiplie les esquisses au crayon sur des feuilles volantes, soit à l’intérieur de La Font del Gat, soit en promenade dans Perpignan. Ces dessins, souvent peu élaborés et encore sans méthode scolaire, montrent toutefois la saisie rapide de l’expression et des traits à partir d’artifices graphiques. Sont-ce des portraits ou des caricatures ? Ces dessins sont maintenant dispersés, et il est difficile de savoir s’ils sont réellement attachés aux clients de l’établissement. André Mengus, qui avait fui la progression allemande en se déplaçant de Bellême au Perche à Perpignan, est le témoin privilégié de ces débuts dans la création. Il les résume dans ses carnets.

« Il faut mettre à part, – pour les montrer ou les cacher où ? – toute cette série de personnages qui représentent des clients de LA FOUNT DEL GAT, l’hôtel que les parents de Fernand tenaient à Perpignan.

Ils sont peu flattés, c’est le moins qu’on puisse dire, en fait tels que les voyaient, à travers les trous des serrures, étonnés, des yeux d’enfant.

A l’hôtel ou ailleurs, trop souvent on oublie que les murs ont des yeux et des oreilles. »6

Mengus rappelle avec force l’origine de ces oeuvres, enfantine, et, par ricochet, proche de la découverte érotique. Fernand Patrouix a par la suite renié ces propos, rejetant ce qu’il prenait pour une accusation de voyeurisme, au mauvais sens du terme. Cette première série d’œuvres est liée à plusieurs réactions de l’artiste lui-même et qu’il souhaite inspirer à son public : le rire – présent par nécessité dans une France meurtrie – ; la surprise devant des physionomies qui, dans la réalité même, semblent purement caricaturales, et devant l’aspect grotesque du portrait charge ; l’émerveillement, enfin, quand tous les artifices ont été utilisés et qu’il ne reste plus que l’âme d’enfant à toucher : la seule qui, selon Fernand Patrouix, pouvait l’être par les formes pures de l’art. Autre témoignage, présent a posteriori dans la correspondance entre Madeleine Patrouix et son fils :

« N’avais-tu pas le don d’attirer tous les enfants ? Lorsque tu étais jeune, ils étaient tout près de toi couchés sur les briques, ils suivaient le mouvement de ta plume et riaient des caricatures que tu émettais sur tant de pauvres feuilles de papier. »7

Les Beaux-Arts

A la Libération, les projets de Fernand Patrouix ne sont pas encore bien définis. Désireux de plaire à ses parents et de reprendre les sociétés familiales, il obtient des diplômes à l’Académie Pigier, spécialisée dans la formation des comptables et des gestionnaires d’entreprises. Il se distingue notamment par sa compétence dactylographique. Ce n’est qu’entre 1945 et 1947 que le dessin prend une importance capitale et qu’il cesse toute formation qui n’y soit pas rattachée. Dans cette évolution personnelle, on peut citer le rôle d’André Fons-Godail, qui le premier, considérant son talent précoce, lui conseille de se consacrer entièrement à l’étude du dessin. Lui dispensant d’abord quelques cours privés, il finit par le convaincre de se diriger vers les Beaux-Arts de Paris, sans passer par ceux de Perpignan. Le relais de La Font del Gat, grâce au rôle primordial de Madeleine Patrouix, prend la suite. Soutien zélé de son fils, désireuse de l’introduire partout où elle le pourra, elle prend immédiatement contact avec un professeur des Beaux-Arts de Paris en villégiature à La Font del Gat, M. Darnaud. Dès l’automne 1947, ce dernier recueille des informations nécessaires à l’inscription à Paris8 : il conseille à Fernand de s’inscrire tout d’abord à l’atelier Jaudon (cours préparatoire au concours des Beaux-Arts), passage d’Enfer, dans le 14e, à côté du métro Raspail ; de se faire admettre par l’enseignant à son atelier de lithographie (ce qui donne le droit de suivre des cours d’anatomie, de perspective et d’histoire aux Beaux Arts et de dessiner dans les galeries) ; et de fréquenter le soir l’Académie Colarossi, rue de la Grande Chaumière, pour réaliser des croquis de rue. Peu après, Fernand fait son arrivée à Paris, où il habite tout d’abord à l’hôtel Malergue, boulevard Montparnasse (chez des catalans amis de la famille), et commence, dès le 17 octobre 1947, à suivre les cours de l’atelier René Jaudon9. Débute une correspondance très fournie entre le fils et la mère, en grande partie conservée, et qui nous renseigne avec précision sur la vie parisienne du jeune homme. A ce moment-là, Fernand a encore des velléités professionnelles, il souhaite devenir professeur de dessin, et prend déjà de petits élèves10. Il a également gardé en tête ses premières réalisations, et s’inspire pour la première fois de manière consciente et identifiée de l’univers médiéval11. Les lettres montrent toutes un grand enthousiasme :

« Cette semaine nous avons une élégante parisienne au visage charmant qui pose. Quelle exaltation ! » « Ma santé est excellente, et la tension nerveuse qui me caractérisait à Perpignan a fait place à une tranquillité d’âme et d’esprit. »12 (Paris, 15/12/1947)

Le travail à l’atelier Jaudon semble exaltant et favorise l’émulation ; le maître est apprécié car sa pédagogie repose sur un grand respect des élèves. Il les considère comme des artistes.

« Vendredi soir, lorsque je présentais le travail de la semaine, en l’espèce un portrait d’homme au crayon, il m’a dit : “Bravo, mon petit, votre dessin se présente d’une manière qui me plaît, il vibre. D’ici quelques mois, vous aurez un bon métier“. Il entend par ce mot le degré d’habileté d’abord et de connaissance que l’on acquiert chez lui. »13

Fernand fait état de ses progrès à toute sa famille, et reconnaît le rôle primordial de sa formation à l’académie.

« Sachez combien l’influence de celle-ci [l’école] a modifié de beaucoup mes productions. Je reconnais de jour en jour l’effet de l’académie et c’est vers une forme nouvelle de justesse que nous dirigent ses conseils. « En effet, que de fois avais-je constaté la forme primitive qui caractérisait chacun de mes croquis : forme à l’heure actuelle entièrement disparue et ayant fait place, sans modifier mon genre, à des productions plus esthétiques, sans chercher à approcher la perfection complète dont notre atelier nous éloigne. “Mon devoir, a dit M. Jaudon, est de faire de vous des artistes et non des photographes. Chacun de vous a en lui un genre qu’il convient de respecter (…).” »14

Au début de l’année 1948, il doit quitter l’hôtel Malergue, où sa chambre devient trop exigue, et aménage dans un logement situé au bout de l’île Saint-Louis, au 1, boulevard Henri IV. Parallèlement à ses cours de l’académie qui lui enseignent des rudiments sur la manière classique et l’art des proportions il continue, pendant son temps libre, à faire des dessins humoristiques. Quittant le domaine de la BD il cherche dans le dessin de presse et, malgré son appréhension, démarche des maisons d’édition, des journaux, des périodiques, pour leur proposer ses travaux15. Par l’intermédiaire d’amis fixés à Prades qui sont ses cousins, il connaît le dessinateur Bellus16. Ce dernier lui permet de publier quatre dessins dans l’hebdomadaire Marius17. Finalement, Fernand parle de son désir d’illustrer des textes à René Jaudon, qui sait l’apprécier et le comprendre :

« Le patron m’encourage à poursuivre cette voie et me donne des devoirs à lui remettre. Après-midi il a procédé à la correction orale des compositions que je lui ai remises, toutes exécutées d’inspirations sur différents sujets, tels que “Don Quichotte”, “N.D. de Paris”, “contes moyen-âgeux”, etc. Ces travaux lui plaisent beaucoup et je devine qu’il n’est pas sans y porter de l’intérêt. Pour “une ruelle de la cour des Miracles”, qu’il a trouvé très réussi, il m’a conseillé d’améliorer mon genre par le dessin au trait et m’a donné des dessinateurs à consulter dans les bibliothèques. Quelle joie pour moi lorsqu’il a dit : “Ce garçon deviendra un bon illustrateur.” » (15/2/1948)

Dès qu’il est sorti de l’atelier, il fréquente les bibliothèques et se frotte à l’étude des œuvres classiques : « De jour en jour, dit-il, on les connaît tous et mieux, et il devient possible lors d’une composition, d’y songer, pour améliorer sa facture. »18 Il réalise également de nombreux croquis d’animaux au Jardin d’Acclimatation. Mais, au printemps 48, il déclare avoir quitté définitivement sa forme primitive, grâce à l’enseignement reçu en anatomie et à la méthode géométrique de la perspective. Enfin, on lui découvre une certaine sociabilité : il visite le Salon 1947 de la Société des Artistes Indépendants19, et parle de ses camarades. Parmi ceux-ci, Marrot, dit Papillon (les deux corrigent mutuellement leurs esquisses) et Roger Bataille20, avec qui il restera très ami jusqu’à son décès. Fin 1948, René Jaudon, satisfait de ses progrès, propose à Fernand de l’admettre comme élève libre dans son atelier de lithographie21, et lui fait réaliser des travaux qu’il donne à ses élèves des Beaux-Arts.

Le 10 octobre 1949, dès 8h du matin, Fernand Patrouix passe donc, après un an de préparation, les premières épreuves du concours d’entrée à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris22. Le 14 novembre, Fernand apprend son admissibilité. Le 17, les secondes et dernières épreuves (d’admission définitive) ont lieu. Le programme consiste en des esquisses de peinture à l’huile et d’architecture.

« Je suis passé au premier tour, c’est-à-dire que je n’ai pas eu de notes pouvant motiver ma mise hors concours durant les épreuves que vous savez. Je suis donc selon le terme sacré de l’Ecole “monté en loges”, c’est à dire j’ai travaillé durant douze heures dans des sortes d’ateliers à deux places pour y élaborer mes productions.

« Il s’agissait comme je vous l’avais précédemment indiqué des épreuves d’architecture et de peinture. Cette première qui a eu lieu le 17 comportait un portail de marbre à l’entrée d’un jardin de fontaine, ledit portail avec une porte en fer forgé. J’ai fait une chose qui, sans être des plus terribles, a ses chances de passer.

« En peinture, je suis heureux de mon travail. Le sujet était assez intéressant : “Deux jeunes filles perdues dans une forêt voient venir vers elles un génie (celui de la forêt bien entendu) qui les rassure et se propose de les guider dans la bonne voie.” Comme vous le voyez on pouvait faire une chose des plus agréables avec les éléments de la forêt.

« Lorsque je récupèrerai ma toile – car on nous en fait retour après le jugement – je tacherai de la remettre, en raison de son petit format, à l’un ou l’autre des visiteurs éventuels venant de Perpignan. Cela vous permettra de juger de mon travail.

« Douze heures de travail pour chacune de ces épreuves ! Nous sommes rentrés à huit heures du matin, et sortis à huit heures du soir ! »23

Pendant la période de préparation des épreuves définitives, il rencontre Henri Van Moé24, qui restera son meilleur ami durant toutes les années 1950, et avec qui il travaille. Cette collaboration fructueuse débouche, aux premiers jours de décembre 1949, sur une admission des deux camarades à l’Ecole des Beaux-Arts. S’ouvre alors une période contrastée et inégale, marquée par un élan créateur extraordinaire (les esquisses réalisées par F. Patrouix durant ses années aux Beaux-Arts représentent la plus grande partie du fonds), mais aussi par des moments de grand découragement et de dépression. A ses parents, il confie :

« Ne suis-je pas l’abrutissement de notre branche ? Il m’arrive de penser que les Patrouix ont mis au monde un artiste ; un être totalement à part de la société. Dans certaines maisons, la venue d’un être de ce genre n’est pas toujours appréciée, et pour cause ! Mais chez nous, je sais que tout le monde est de tout cœur avec moi. Je ne puis que bien faire maintenant, me sentant aidé par vous tous.

« Je travaille du mieux que je puisse. Je pense avoir enregistré un petit succès puisque je suis admissible aux dires de mon maître au Concours de la Fondation Chenavard de l’Ecole. J’exécuterai cette esquisse vers octobre et l’enverrai certainement à Perpignan après le jugement. Vous pourrez la voir. »25 (24/2/1950)

L’esquisse mentionnée ici est une composition religieuse, qui révèle bien l’état d’esprit de Fernand à l’époque : le Christ au Prétoire. Nous en conservons des notes préparatoires et des croquis épars. Le Christ au Prétoire, dans cette période, c’est lui : il se sent soumis au jugement de ses professeurs, à la critique, ce qui va le déstabiliser durablement. Les physionomies tourmentées, torturées, des personnages, se retrouvent dans un autre dessin (rattaché à la série ?), un Personnage de la passion, sur un fond de rouge sanglant, homme chauve et émacié au regard épuisé par tant de souffrance. Persistant dans les sujets religieux, et adoptant pour la première fois dans sa vie une attitude rebelle et orgueilleuse, Fernand passe les épreuves du Prix de Rome en mars 1950, dans des conditions exécrables. Il a décidé de présenter ses dessins du Christ au Prétoire malgré l’avis de ses professeurs. C’est un échec, qu’il annonce à ses parents avec résignation et fierté, déplorant un favoritisme pour les élèves de certains ateliers. Un gardien rapporte :

« “Du fait que vous avez traité religieux, le jury s’est montré perplexe à votre égard, ils ont dit que vous connaissiez vos sujets sur le bout des doigts, c’est à dire que vous aviez déjà dans un temps passé interprété ces mêmes sujets”. (…) Nous n’avons pas craint d’entreprendre un thème critique de nos jours. « L’ensemble du jury est adverse à la tradition pourtant si belle. D’après eux, il leur semble qu’il est impossible de voir de telles choses, ce sont “sentiers battus, vus et revus, etc.”

« Mais leurs considérations ne peuvent atteindre mon travail. J’ai fait à mon idée, voilà ! D’une manière générale les sujets “légers” ont eu les faveurs de ces messiers de l’Institut. Ils sont la marque, la tendance de quelques ateliers en vogue de l’Ecole. »26

Fernand s’installe à Asnières, en région parisienne, dans la famille Van Moé. Déçus de leur échec, les deux camarades se mettent alors à bouder les Beaux-Arts, et consacrent leurs efforts à réaliser des œuvres sur le Roussillon, région qu’Henri découvre lors des vacances d’été 1950. Dès le printemps, ils avaient commencé à ébaucher des projets pour une fresque qui devait prendre place dans la grande salle du restaurant de La Font del Gat27. Afin de réaliser une scène comportant, visibles du premier coup d’œil, des éléments marquants de l’identité catalane, Fernand reçoit des précisions de ses parents. Sa mère lui décrit les vigatanas, le châle porté par les vieilles, la faixa (bande de satin portée à la taille), son père parle du pourou. On envoie au jeune homme une baratine, par colis, pour qu’il puisse rendre avec réalisme ce bonnet traditionnel des catalans28. Au début de l’été, les préparatifs matériels commencent : il demande à ses parents de commander des fournitures et planifie l’exécution en détail l’exécution : piquage du mur, pose de la chaux hydraulique, pose du mortier à fresque, fabrication de l’enduit, décoration finale29. Fernand et Van Moé se rendent à Perpignan dans les jours qui suivent, travaillent rapidement, et la fresque est achevée par Henri le 25 juillet 195030. Cette initiative personnelle, marque d’entêtement, déplaît à la direction des Beaux-Arts : il faut le soutien du professeur de fresque, Pierre-Henri Ducos de La Haille, qui apprécié beaucoup le travail des jeunes gens, et rédige un certificat de scolarité en leur faveur, pour arranger les choses31. Dans une lettre très éloquente à un ami roussillonnais, Fernand explique son état d’esprit, après deux ans à Paris. On y voit la persistance d’une mystique qui influence son œuvre et ses choix, et la conviction d’être investi d’une mission divine.

« Je me réjouis de voir que la grande chose continue malgré la horde des méchants. Sans cela, que ferais-je à cette heure à Paris ?

« Tu as compris depuis longtemps tout cela. Pour ma part, j’ai dû attendre de venir à Paris pour faire le point. Je me demande parfois quel type serais-je devenu si je n’avais pas écouté les voix intérieures. Tu sais que je ne joue pas les génies mais que je m’efforce de traduire les choses que je ressens au-dedans de moi. Tu es le seul après mes parents à qui je fasse cette confession-là. Je n’ai d’ailleurs après toi personne à qui le faire. D’ailleurs, on me rirait au nez, car tu sais mieux que moi qu’ils sont là parce-que, simplement, ils devaient y être.

« Ainsi, nous ne faisons que continuer. Les seules détresses que je ressente vraiment dans ma vie quotidienne se bornent à ceci : pourras-tu remplir ta tâche ? Je pense qu’avec l’aide de Celui qui éclaire j’y arriverai. Je me sens renforcé de jour en jour, et j’ai hâte de pouvoir traduire. Mais quelque chose modère pour nous. Cela doit être bien, comme ça.

« Quand je ne travaille pas aux Beaux-Arts, je cherche chez moi. C’est le seul endroit où je puisse vraiment méditer à mon aise. Car l’Ecole, entre nous, est devenue un repaire de snobinets et de snobards qui prennent la chose pour un passe-temps. Il n’y a là-bas rien à apprendre en dehors des techniques. Car l’imagination et le talent sont choses heureusement dont seul Dieu nous a pourvus.

« Ainsi ma vie s’écoule dans un travail continuel. Rien ne compte plus à présent pour moi que cette sainte chose qu’est l’art, au dehors rien plus n’existe. Tu comprendras combien le futile m’intéresse peu. Je crois avoir présent trouvé le grand chemin, fais des vœux pour que je puisse le continuer jusqu’à la fin avec le même brio. »32

Ayant décidé de repasser le Prix de Rome, toujours sur un sujet religieux (une Descente de Croix), Fernand le fait sans illusions, presque sans effort, puisqu’il continue à travailler sur un tout autre sujet, son œuvre de l’année précédente, le Christ au Prétoire33. Il est peu ému de son nouvel échec, et fait semblant de travailler à l’Ecole, jusqu’à la fin de l’année 1951.

Le travail à Prunet et à Barcelone

Le tournant est consommé vers la solitude et le retirement de la société. Les correspondances avec Henri Van Moé deviennent plus sèches, il semble se moquer qu’une revue publie un article consacré à la fresque réalisée à La Font del Gat : « Ici, il s’agit d’un lieu de travail et non d’une officine commerciale. Mes pensées sont seules dirigées vers mes travaux et je ne peux en aucun cas les distraire ailleurs. »34. A l’été 1951, Fernand, qui est rentré chez ses parents à Perpignan, décide de plus retourner à Paris et se lance à la recherche d’un local en Roussillon pour y installer un atelier. Finalement, sa mère lui trouve une location à l’ermitage de Prunet-et-Belpuig dans les Aspres, au Sud Ouest de Caixas. Il y est installé dès le mois de septembre, satisfait, tel qu’on peut le lire dans une lettre à un autre ami catalan :

« C’est ici que j’ai établi depuis un mois mon atelier de peinture. Tu ne t’étonneras pas à me savoir retiré du reste du monde, mais sache que pour réaliser l’œuvre que j’ai entreprise ou plutôt que l’existence me force à remplir, je dois poursuivre mes recherches dans le calme. J’ai passé comme tu le sais quelques années à Paris, à cette fameuse Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts – dont je suis toujours l’élève – et dois maintenant commencer à créer, à mettre objectives ou presque les choses que je ressens. J’irai quelque fois à Paris, en reconnaissance afin de constater si rien n’y est vraiment changé. Mais je ne pense pas qu’il en soit ainsi. Paris sera toujours Paris. Une chose trop grande en elle-même pour ne pas être une chose déterminée. »35

Fenand y passe presque toute la semaine tout seul, ne recevant de visites que de sa mère, qui lui apporte le nécessaire à sa vie matérielle. Roger Bataille se moque de cette vie d’inspiration monastique :

« Mon cher vieux Patrouix,

« J’allais écrire Mon cher révérend père Patrouix. J’ai été très heureux en recevant ta lettre. Je vois que tu t’es trouvé un logis digne de toi. J’espère qu’il t’inspirera de belles œuvres et que les truands casseurs de bénitiers désaffectés ne te traiteront pas en hérétique et que tu vivras dans cette succursale des logis rabelaisiens de vieux jours qui nous laisseront admirer des toiles traitant avec maitrise des sujets plus ou moins religieux. Sur le plan religieux, nous voyons tous les deux du reste, le monde de Vénus et de bonne gastronomie mélangé au Christ au Prétoire et autres toiles variées. »36

Sur l’instigation de son grand-père Justin37, Fernand travaille à l’hiver 1951 à des illustrations pour un livre de Jean Olibo, ancien résistant et ami de la famille : Bretagne mienne38, recueil de souvenirs, de notes et d’impressions pris par l’auteur en Bretagne. Le livre comporte entre autres des œuvres de Raoul Dufy, André Fons-Godail, Lucien Maillol, Eugène Schmidt, Manolo Valiente… Le dossier d’illustrations est le premier aussi complet conservé de Fernand Patrouix. Il permet de mesurer l’étendue de son travail, et surtout son immense perfectionnisme. Chaque dessin naît après de très nombreuses esquisses, et tous les dessins sont retouchés. 28 dessins sont réalisés à l’encre de Chine, dont certains, tout en étant différents, sont des variations sur deux principaux thèmes : un pêcheur, ou bien un homme aux longs cheveux et coiffé d’un grand chapeau, au regard profond, tous les deux devant la mer. Dans l’ensemble, le style est encore le même que celui de la fin des Beaux-Arts. La représentation du visage et du corps est encore très classique, de même que celle de la perspective. Les traits épais modèlent les contours, les trais fins rendent les dégradés et les zones obscures sont quadrillées. Plus originaux sont les portraits de profil, qui héritent de l’ancienne prédilection pour la caricature. Dans la foulée, Jean Olibo, satisfait de la collaboration – il a choisi un dessin de marin viril et osseux –, demande un dessin à Fernand pour son nouvel ouvrage, Roussillon, terre des dieux39. Fernand illustre le personnage du « chemineau », sans doute référence au drame de Jean Richepin, prenant une grande liberté avec le thème de l’ouvrage. Le dossier préparatoire comporte 19 dessins, à la facture volontairement naïve. Ce sont des scènes campagnardes, où passe toujours personnage errant, le bâton de pèlerin à une main, la lanterne à l’autre. Les seules références au Roussillon sont timides : une chapelle romane dans un dessin, un clocher calqué sur celui de Saint-Jacques à Perpignan.

La production de Prunet, même si elle est difficile à quantifier, semble d’abord moins pléthorique que celles des Beaux-Arts et du Canada. La peinture en est presque absente, les dessins sont très peu colorés. De rares touches mono ou bichromes viennent en relever certains (avec une nette dominante de l’aquarelle violette), mais la plupart sont encore à l’encre de Chine, dans la lignée des paysages dessinés à la même période par Martin Vivès40. Les paysages réalisés à Prunet sont tour à tour situés avec précision en Roussillon, inspirés de l’architecture et de la nature locales, ou, pour la première fois, imaginés. Dans des environnements de fantaisie, on voit ainsi apparaître des fours à pain maçonnés tels qu’il en existe un au Mas del Gaill.

Mas del Gaill. 1960, pastel et aquarelle

Mas del Gaill. 1960, pastel et aquarelle

Contrairement à son souhait initial, Fernand ne réalise presque aucune œuvre à sujet religieux, et abandonne pour un temps l’inspiration sacrée. Entre l’installation à Prunet et le retour de Barcelona se situe une crise spirituelle, visible dans plusieurs textes littéraires qu’il rédige alors : bien qu’attaché à l’Eglise catholique, qu’il ne quittera jamais, on le voit pour la première fois en proie au doute, à une interrogation profonde sur la création et sur la légitimité de l’artiste dans l’ordre des choses. Timidement, et classiques encore, des représentations oniriques émergent donc : une aquarelle, Poisson tombé du ciel, montre un immense poisson étendu de tout son long sur le sol, dans un paysage montagnard et rural avec ferme et aux meules de foin, près duquel se trouvent deux badauds minuscules. Dans ses textes comme dans la conception de ses dessins, Fernand Patrouix entame un tournant : son inspiration commence à se rapprocher du « realismo magico » des auteurs latino américains, un univers où tout semble normal et où la magie, le fantastique, sont traités dans le registre de l’ordinaire. Chez lui, les éléments fantastiques seront souvent des animaux ou objets exogènes (extraterrestres ?), tombés du ciel, parfois volontairement grossis et démesurés.

Contraint de terminer sa scolarité aux Beaux-Arts, Fernand décide de ne pas retourner à Paris, et de finir son cycle à Barcelona. Il reste à Prunet jusqu’à l’automne 1952, après quasiment un an de retirement, avec sa correspondance pour tout lien social. Dès le 4 octobre 195241, il est dans la capitale catalane, où il prend ses marques pendant une vingtaine de jours : difficile retour à la civilisation. Les débuts sont solitaires. A la toute fin du mois42, il commence à suivre des cours à la Escuela de Artes y Oficios Artísticos dont il obtient la qualification en mai 195343, dans la filière des Arts du Livre. Ses travaux durant cette première année, rassemblés dans un recueil qu’il appelle « Travaux sur la Catalunya », sont réalisés en partie à Barcelona, en partie au monastère de San Cugat del Vallés, au nord de Barcelona, où il réside par intermittence. Ils n’ont aucune motivation scolaire et échappent à toute notation, à tout sujet imposé. Ébauches pour la plupart, à la mine de plomb ou au crayon gris, monochromes, ils ne se différencient pas fondamentalement des paysages classiques réalisés pendant les Beaux-Arts, mais abandonnent déjà le style naïf et régionaliste des illustrations de 1951-1952. Ce n’est que pendant la deuxième année à Barcelona, après une période transitoire de retour à Perpignan de juin à l’hiver 195344, que s’ouvrent des perspectives vraiment nouvelles. D’un côté, certes, il continue le dessin monochrome, qui gardera ses formes classiques quelques années encore (des paysages, surtout). Mais il ouvre une nouvelle voie appelée à être très féconde, en redonnant sa place de choix à la couleur. Début 1954, il inaugure une étrange palette d’aquarelle, transition entre le séjour catalan et le changement canadien : permanence du violet et du fuchsia, encore, mais apparition de verts et d’oranges foncés, le tout dans une grande froideur de tons, et un chromatisme très appuyé. Représentative de cette nouvelle manière, l’aquarelle intitulée Barrio chino, vision d’une rue obscure et tortueuse de Barcelona où marchent des femmes aux visages énigmatiques et angoissants (prostituées ?), et où les contours sont précisés par des traits à l’encre marron appliqué sur la peinture. L’application de touches très mouillées au-dessus des aplats y crée une impression de glacis ombré. Toutefois, c’est dans un autre domaine que se situe la plus grande nouveauté du séjour barcelonais. Fernand avait touché du doigt l’art de la gravure lors de son passage aux Beaux-Arts de Paris ; à Barcelona, il se prend d’une véritable passion pour cet art, dont il déclarera, longtemps après, qu’il est le plus honorable, le plus achevé pour un homme, et que ses réalisations sont les plus belles. Passionné, il réalise en quelques mois, entre l’hiver 1953 et le printemps 1954, 22 plaques en cuivre, dont une dizaine de burins, et 8 bois gravés. Les thèmes sont divers, alliant les simples paysages aux scènes de genre d’inspiration rurale (intérieurs paysans à la cuisine), à une imagerie religieuse (Saint Jérôme, Eve et le Serpent, la Vierge de Montserrat) ou philosophique (la Mort, allégories de la philosophie)… Les styles sont aussi divergents, menant d’une taille épaisse et forcée, pour les paysages et les scènes rustiques, à des tailles croisées et entrecroisées à la hollandaise, pour figurer des scènes d’une grande variété chromatique. L’aquateinte est également utilisée, mais d’une manière surprenante et assez peu académique : elle ne tient qu’inégalement compte du trait et de la réelle valeur des couleurs (davantage rendues par la taille), pour un résultat assez abstrait et onirique. Fernand, qui s’est lié avec un imprimeur barcelonais, l’a convaincu de faire à moindre prix des tirages avec ses plaques.

La criée. 1953, gravure au burin

La criée. 1953, gravure au burin

« Je n’ai pas pu tirer encore les épreuves destinées au recueil de mes gravures. La presse a dû subir une réparation. A l’heure actuelle celle-ci est à l’atelier de mon camarade en état de marche. Je commencerai à tirer demain. J’ai résolu la question de présentation : une maison de Barcelone me vend et me découpe le carton au format qui m’intéresse et une dame de la partie me montera les emboitages. La chose je pense ne manquera pas de goût. Vous en jugerez d’ailleurs par vous-mêmes. J’ai décidé de faire un tirage assez réduit. Aussi chaque ouvrage aura plus de valeur. J’ai décidé de fixer le nombre d’exemplaires à une dizaine que je numéroterai. »45

Non content de tirer un petit nombre d’exemplaires par gravure – ceux que nous conservons vont rarement au-delà de trois par plaque –, Fernand Patrouix détruit ses matrices, à l’exception des bois gravés. Ayant achevé ses études, il quitte définitivement Barcelona au printemps 1954, et regagne Perpignan.

La Sanch. 1954, dessin et aquarelle

La Sanch. 1954, dessin et aquarelle

Durand la période qui s’ouvre alors, il donne à son dessin régionaliste une dimension unique dans sa carrière, en travaillant sur une série de vues destinées à un cycle sur la Procession de la Sanch. Née au XVe siècle dans la suite des prédications de Saint Vincent Ferrier en l’église Saint-Jacques de Perpignan, cette procession de pénitents avait duré quatre siècles avant de disparaître en 1777. Ce n’est qu’en 1950 qu’elle avait pu renaître, grâce à l’action de l’ « Archiconfrérie de la Sanch », sous la houlette du chanoine Mestres et du conservateur de musée Joseph Deloncle. La procession est en elle-même picturale : tout d’abord, elle hérite d’une spiritualité démonstrative matérialisée par les Misteris (représentation des différentes scènes de la Passion au moyen de personnages promenés par les pénitents), et par les bannières représentant les instruments du supplice. De plus, son parcours dans Perpignan, minutieusement réglé, est spectaculaire. Il s’agit de faire la ville pénitente en elle-même, de la purifier, de la sanctifier. Ainsi, le travail de Fernand Patrouix joue sur une double dimension. Tout d’abord, montrer la procession dans son ensemble : après plusieurs esquisses expérimentant une vue horizontale et très attendue (la simple succession des pénitents de gauche à droite ou de droite à gauche), il choisit une composition audacieuse, associant et fusionnant verticalement plusieurs registres, où les pénitents vont successivement de gauche à droite puis de droite à gauche, donnant l’impression de descendre une pente. De là, une seconde dimension est atteinte : réaliser une vraie évocation urbaine, c’est à dire peindre la Sanch comme symbole de Perpignan. La clocher de Saint-Jean, monument tutélaire de Fernand pendant son enfance, domine ; dans l’une des vues, le Castillet et la façade de la cathédrale Saint-Jean sont isolés en rouge, au milieu d’une ville représentée par une mer de toits. Dans une autre vue, la foule est un parterre de têtes stylisées, comme soumises, abaissées aux pieds des pénitents. La composition centrale des vues les plus achevées est placée à l’intérieur d’un encadrement à compartiments avec des scènes particulières de la procession.

La Sanch. 1954, dessin et aquarelle

La Sanch. 1954, dessin et aquarelle

Il ne s’agit pas seulement d’une scène religieuse, d’une image pieuse, mais de la vue d’une cité méditerranéenne toute concentrée et sublimée par son expiation. Les peintres roussillonnais intéressés par ce thème, comme Martin Vivès46, ont choisi de faire des vues de détail, ou de représenter quelques personnages parmi le groupe, sans doute pour insister sur le caractère tragique et noir de la pénitence, sur son impact personnel. Le parti-pris de Fernand Patrouix est celui d’une vue d’ensemble, planant au-dessus de la ville et des toits, située à la fois dans la tradition des maîtres de l’enluminure étudiés aux Beaux-Arts et de la bande dessinée. On peut considérer l’ensemble comme quasiment achevé étant donné la qualité technique et de détail de trois des dessins. Deux utilisent des couleurs vives : un avec encadrement sur fond fuchsia et composition centrale sur un fond jaune, et un autre sans encadrement, avec les pénitents en violet, l’architecture en rouge et en blanc, et le fond en or, évocation évidente du « sang et or » catalan. Toutefois, ce cycle n’a apparemment jamais fait l’objet d’une publication : il est possible que l’idée de départ soit venue de la fresque réalisée plus tôt à La Font del Gat (la plupart des esquisses ont été réalisées dans l’établissement) ; il s’agit peut-être même d’un projet pour une nouvelle fresque devant compléter la précédente dans la grande salle, mais aucun témoignage écrit ne vient informer ce travail.

Le Canada

Le mythe de la Beat Generation et l’âge d’or canadien

Le vrai tournant intervient en 1955. Revenu à Perpignan depuis le printemps 1954, diplômé des Beaux-Arts, Fernand est alors sans projet concret, et surtout sans profession définitive. Depuis plusieurs années déjà, il se passionne pour l’art et la culture de l’Amérique : peu avant de s’installer à Paris, en 1946, il avait tenté brièvement de fonder à Perpignan un Club des Amis de l’Amérique pour lequel il avait rédigé des statuts prévoyant des activités et la création d’une bibliothèque. Durant toutes les années 1950 des projets de voyage s’échafaudent, d’abord en rêve, puis très sérieusement lorsqu’une rencontre vient lui donner la confiance et l’enthousiasme nécessaires pour se lancer dans l’entreprise. Lydie Anglade, âgée de cinq ans de plus que lui, est alors souvent présente à La Font del Gat avec son père, Philippe, client assidu. Ce dernier, apprenant les projets du jeune Patrouix, le présente à sa fille, qui avait fait déjà plusieurs voyages et longs séjours en Amérique, essentiellement au Canada anglais. Lydie venait de quitter Paris, où elle avait tenu une librairie rue du Dragon, dans le quartier Saint-Germain. Entre les deux jeunes gens, un amour dévorant naît rapidement. Ils se retrouvent souvent à Collioure, Fernand lui présentant certains de ses amis comme Van Moé, et organisant avec eux des bivouacs à la Massane, à Madeloc. Les conversations échangées à l’époque entre eux ont une grande importance dans l’évolution morale et artistique de Fernand : centrées sur l’art, l’artiste, son rôle dans la société, son engagement, son utilité, la relation art/argent, le style et la technique, les écoles, l’inspiration et l’influence, la notion de travail, le mécénat, elles tournent souvent au débat, voire à l’affrontement. Sur le plan littéraire, la rencontre avec Lydie est déterminante car elle lui fait entrevoir un nouvel univers de références et d’expériences, tirées de sa fréquentation aux Etats-Unis et au Canada des milieux proches de Steinbeck, Hemingway, Miller, Kerouak, Dos Passos, et de nombreux groupes d’intellectuels avant gardistes. L’attirance se renforce chez Fernand lorsqu’il retrouve, particulièrement dans les auteurs de la beat generation, un idéal de simplicité, de vie nomade, solitaire et anticonformiste, mais également un certain mysticisme et une fascination pour la spiritualité dont il se sent très proche. De toute évidence, le souhait du couple est de fuir la vie mondaine et surfaite, comme elle peut avoir cours à Paris, et de se diriger vers une sorte de terre promise en rupture avec la société consumériste. Après plusieurs tergiversations, dues à l’état dépressif de Fernand47, les projets finissent par se concrétiser, et le jeune couple prend le bateau au Havre au début de l’année 1956, à destination du Québec. Après une première escale, ils rejoignent Toronto où ils vivent plusieurs mois, exerçant chacun divers métiers afin d’assurer leur subsistance. Fernand réalise ses premiers dessins sur le continent : il abandonne tout maniérisme pour retrouver la pureté du trait, dans de simples paysages à l’encre de Chine, aptes à montrer son émerveillement face aux vénérables forêts de pins et aux hautes montagnes de l’Ontario. Durant des passages aux Etats-Unis, il renoue avec des projets d’illustration : il réalise tout d’abord un projet de pictogramme (enseigne ? carte de visite ?) pour le restaurant King Neptune Sea Foods, situé à Sunset Beach, CA (au Sud de Los Angeles) ; il postule ensuite aux studios Walt Disney afin de réaliser des dessins animés, en envoyant un dossier, et obtient un rendez-vous. Mais l’idée est finalement abandonnée, sans doute lorsque le couple, une fois marié, décide de se fixer durablement à Vancouver, dans le port, début 1957, puis sur l’île après la naissance de leur fille Catherine à la fin de l’année. C’est là que se déroule la plus grande partie de l’expérience canadienne. Leur vie d’alors, proche de la nature et opposée à tout matérialisme, est résumée par leur fille :

« Quand on connaît un peu la baie de Vancouver avec son archipel dont les îles se dispersent jusqu’au grand Nord, avec son microclimat et l’immensité du site, on comprend mieux pourquoi un grand nombre d’artistes amoureux de la nature sont venus s’y installer.

« Je pense qu’en Colombie Britannique mes parents ont connu leur “âge d’or”. Ma mère ayant accepté de faire bouillir la marmite, mon père consacrait tout son temps à son art et à mon éducation. Précurseurs en bien des choses et fidèles en cela aux écrivains américains qui avaient nourri leurs rêves, mes parents étaient anticonsuméristes et résolument bio ! Si bien qu’ils n’allaient dans un supermarché qu’en cas d’extrême urgence et qu’ils auto-produisaient (comme on dirait aujourd’hui) tous leurs biens de consommation immédiate. Ainsi nous avions un potager et des arbres fruitiers, des animaux (lapins, volaille et chèvres)… Mes parents faisaient leur pain, leur bière, leur vin, leurs vêtements…

« Ils avaient des amis très représentatifs de l’Amérique de toujours, c’est-à-dire issus des 4 coins du monde : anglais, irlandais, allemands, italiens, autrichiens, polonais, russes, asiatiques, latino-américains, asiatiques ; catholiques, juifs ou athées ; artistes, intellectuels, universitaires de tout poil dont les parents ou eux-mêmes avaient quitté leur pays à la suite de la guerre, souvent pour des raisons idéologiques. Un monde polyglotte et tolérant, où l’on chantait et parlait beaucoup, où l’on peignait, dessinait, écrivait, où l’on faisait du théâtre et des marionnettes, avec, au fond, la baie de Vancouver, les parcs gigantesques avec leurs ours, leurs marmottes, leurs ratons-laveurs, et comme fond musical les tambours des indiens haïda. »48

C’est durant la période canadienne que se dégagent les grandes orientations de l’œuvre future. Tout d’abord apparaît un répertoire de paysages, de personnages et de motifs propres au nouvel environnement. Il le traite dans des « dessins peints » caractéristiques où l’aquarelle est souvent associée à l’huile, mais encore dans un style classique. Plusieurs d’entre eux, aux tons suaves, sont des études de bord de mer et de montagne, où l’on reconnaît les grandes pinèdes, et surtout le bois flotté canadien. Dans certaines d’entre elles, apparaissent, petites formes douces et rondes égrenées au bord de la mer, près de pirogues, les indiens haïda, et parfois leurs totems qui hérissent l’île de Vancouver. Ces dessins montrent l’évolution de la palette de l’artiste, qui passe de tons expressionnistes et appuyés, à des couleurs chaudes, ou bien très diluées et claires lorsqu’elles sont froides. En 1960, il réalise plusieurs vues du Mas del Gaill à Caixas, dont la précision étonne, vu qu’il les réalise de mémoire, sans voir une photographie ou un dessin, à des milliers de kilomètres du Roussillon. Dans la plus importante d’entre elles, on retrouve les couleurs, les formes et l’agencement de certains paysages qu’il dessine au même moment et qui, sans être forcément situés au Canada, rappellent les côtes Pacifiques (ainsi, Côtes de la verte Erin, 1960, montre une petite anse et un port bordé de falaises et de collines doucement ondulées). Ici, les collines forment à perte de vue le fond du tableau. La forme du mas, qui s’épand en une courbe, semble prolonger l’ondulation riante du relief ; l’œil est tout de suite attiré par le petit four à pain plaqué sur la façade, motif cher à l’artiste. Roussillon et Amérique se trouvent fusionnées dans cet archétype de la nature vierge et idyllique magnifiée par la vie paysanne. L’image, pleine de symboles, veut servir de trait d’union entre les deux faces opposées du monde, entre l’homme et la nature, entre le rêve et la réalité… Abandonnant à jamais le style aimable et rond des années 1950, qu’il prisait pour les scènes de genre et les groupes, Fernand ne continue à dessiner avec douceur et mesure que dans ses paysages.

Mais parallèlement, il ouvre une seconde voie, de changement radical cette fois puisqu’elle touche à des recherches sur la forme. Dès 1957, dans The Night, un dessin relevé de pastel, il brise ses habitudes canoniques. Pour une scène de groupe, étrange et indéterminée, il choisit de déconstruire totalement la composition, enchevêtrant les individus et les formes géométriques dans une sorte de frise aux couleurs très vives. C’est un tout compact, une sorte de groupe sculpté comparable aux œuvres de César, qui associe plusieurs mouvements simultanés et visibles en un seul coup d’œil. L’influence des peintures cubistes est évidente, en ce qu’elle contient d’abstraction géométrique et d’exposition méthodique de la forme, comme une sorte de grammaire déroulée devant l’œil du spectateur. Certains personnages sont démesurés, d’autres sont « incomplets », c’est-à-dire limités à la forme géométrique qu’ils ont l’utilité de représenter, et amputés de la tête, ou de la moitié du corps. Ailleurs, dans son dessin au crayon, il passe de la représentation « Beaux-Arts » approfondie dans l’illustration – appui du trait pour le rendre plus clair –, à des procédés purement esthétisants, et à une plus grande abstraction formelle. La plus importante des innovations réside dans l’usage ponctuel d’aplats de couleur circonscrits à l’intérieur du trait et dans les formes. Parfois, la même idée d’isolation est utilisée pour des traits de couleur, tracés en tout petit nombre au sein d’un immense réseau noir ou gris. A certains endroits du dessin – parfois un seul –, c’est l’aplat d’une couleur très reconnaissable et inutilisée dans le reste de la composition. Une série de 73 petits dessins, réalisés en 1960 à Vancouver, semble ainsi marquer le passage de la figuration à la stylisation. Dans l’un deux, Chinatown, l’intégralité des traits est au crayon, mais ils sont renforcés partiellement à l’encre de Chine. Il s’agit d’une scène de rue, dont le fond est occupé par une sorte de quadrillage abstrait évoquant l’architecture métallique ou les vitres d’un gratte ciel, surmontés de petites formes géométriques stylisées. La représentation du personnage, un homme penché poussant une carriole pleine de bouteilles, mêle la courbure du dos, l’arabesque, à un réseau de traits parallèles ou croisés ; sa carriole est traitée par ce procédé d’aplat ponctuel : elle est brossée avec une aquarelle marron très diluée, appliquée sur une seule face de l’objet. Dans une autre série, tout en adoptant ses nouvelles formes pour la représentation du corps et de l’espace, il donne aux visages un air naïf proche du style des années 1950, avec des « catalans » parfois coiffés de la barratine… Mais l’année 1960 semble être le vrai pivot et, après cette date, les visages adoptent une typologie permettant de dater les dessins. Une grande finesse, parfois exagérée, des traits, des yeux ; des physionomies pointues (surtout le nez et le menton), nerveuses, limitées à quelques expressions dominantes.

Médiéval et fantastique : entre Bosch, Bruegel et Frank Catala

F. Patrouix ne s’est jamais départi de son inspiration médiévale et/ou fantastique. Au contraire, dès son arrivée sur le continent américain, il approfondit ses recherches et son goût pour les bestiaires. A Toronto, en 1956, il réalise ainsi un petit « catalogue de monstres », dessin à l’encre de Chine accompagné d’une énorme typographie, qui met sur un pied d’égalité le dessin et l’histoire. En effet l’inspiration de Fernand ne vient pas de sa seule imagination, mais d’une lecture assidue des classiques de la littérature et de la mythologie. C’est la « légende » au sens de « ce qui doit être lu » : « Être mythologique, peut-être, mais certainement fabuleux. Sauriez-vous lui donner un nom ? Moi, je n’en suis pas capable. J’ai cherché et bien sûr, je n’ai pas trouvé, c’est un jeu sûrement difficile, peut-être qu’avec le temps y arriverai-je sans doute.

« Avez-vous ouïe-dire de la Sirène, de la Licorne, ou de la Mandragore, du dragon d’Arles, ou Tarasque, de la Godaille, de la Coquatrixe, du Vampire, du Loup Garrou, du Babaou de Rivesaltes et de tant d’autres ». Le texte mêle allègrement les légendes universelles, provençales, roussillonnaises, et l’effet burlesque est renforcé par une figure de monstre aux cheveux bouclés et au derrière rebondi, paraissant ricaner de sa grosse mâchoire, menaçant et ridicule. L’année suivante, il signe sa première vue de ville médiévale à proprement parler. Il reprend des éléments roussillonnais (portail roman évoquant Elne, Saint-Martin du Canigou…), rabelaisiens (« Taverna » ; femme nue aux fesses rebondies foulant du raisin dans un pressoir…), donquichottesques (moulin à vent mis en joue par un canon…), tous enchevêtrés et traités dans une perspective verticale, comme dans la Sanch, et, encore, comme dans une sorte de catalogue raisonné ou d’inventaire à la Prévert. La légende, écrite dans un ancien français de fantaisie, met en scène l’artiste lui-même, changé par magie en Frank Catala (un Catalan en Amérique !), et la ville de Vancouver, devenue une cité au nom moyenâgeux. « La Vislle des Folies humaines telle que la vist en son voyage un voyageur appelé Le Promeneur que est ainsi que demonstré dans le desseing que vous regarde faist par Maistre Franck Catala Le dessineur qui a rencontré ce Promeneur. Veencouvert, ano M C M L VII. » Il n’est pas douteux que Fernand ait conçu son périple comme un voyage initiatique, destiné à le mener vers une vérité mystérieuse et cachée, un pèlerinage vers les origines.

A partir de 1957, progressivement, puis totalement après de 1960, les œuvres fantastiques et « médiévales » enregistrent les nouveautés réalisées dans les dessins au crayon : contours plus pointus et nerveux, élargissement de la palette, stylisation et abstraction des formes. En plus de ces apports « personnels », des influences artistiques sont déterminantes, et très reconnaissables. Au Canada, Fernand ne cessc de lire et de se cultiver, et commande des ouvrages qu’il se fait envoyer de France. Aux alentours de 1960, ou durant l’année même, Fernand étudie en détail les œuvres des maîtres flamands, particulièrement celles de Jérôme Bosch et de Pieter Brueghel l’Ancien. Dans les œuvres réalisées cette année-là, les emprunts et réinterprétations directes de plusieurs œuvres des deux maîtres sont reconnaissables. Avec La Sarabande (1960), dessin renforcé à l’encre de Chine et peint à l’huile, il approfondit son art du groupe en bloc, dans la tradition directe de The Night de 1956 : les personnages se succèdent à l’aide d’emboîtements géométriques et sont différenciés par des couleurs, sur un fond lui-même géométrique à grands aplats. Si l’on regarde plus en détail, le personnage central à partir duquel semblent se répartir deux groupes de hauteur croissante, on y reconnaît une sorte de roi, coiffé d’un couronne rose, au visage grotesque à mi chemin entre celui du singe et du chameau. A sa gauche, un autre personnage anthropomorphe, vêtu d’une cape verte, a une tête qui tient du cheval, du mouton, mais aussi du cochon avec son groing. C’est une inspiration directe de l’un des personnages de La Tentation de Saint-Antoine de Jérôme Bosch (1506), un homme à long groing, vêtu d’une cape, et situé au centre du tableau assis devant une table ronde. Dans le registre inférieur du tableau de Bosch, sur la droite, on reconnaît également un roi zoomorphe et couronné. La représentation compacte du groupe n’empêche pas, chez Patrouix, chaque personnage d’adopter un mouvement séparé, centrifuge même, qui donne à l’ensemble un aspect grouillant. Tout va dans tous les sens – ce qui est renforcé par la levée verticale des bras, et la jambe posée à terre du dernier personnage de droite. Encore une fois, certains personnages tournent le dos ou ont le visage invisible, concentrant l’attention vers une vie intérieure du tableau. La scène n’est pas déterminée exactement, on ne saurait dire ce qui ici relève de la réelle sarabande. L’ambiance évoque le Moyen Âge, mais surtout par des renvois d’idées, des références fines qui guettent l’esprit du spectateur. L’âme de Jérôme Bosch plane dans le détail, mais aussi dans le mouvement général : chez le hollandais, les groupes sont des grappes vivantes, se tordant dans tous les sens. Ils courent et tombent, dans le désordre, perclus de douleur, criant, se battant et se débattant, course folle et irrémédiable vers (ou dans ?) l’Enfer. Notons aussi ces têtes qui, presque indéfinies, scrutent la scène à partir d’une ouverture. Comparables aux têtes de catalans, répandues sur le sol de Perpignan sous la procession de la Sanch, elles sont l’observation même, le voyeurisme des badauds qui donne à la scène sa signification dans le cadre de la vie humaine. Comme dans les vanités médiévales, plane une sorte de moralité : « Regardez ce que nous serons », ces fous, cette chair humaine et animale destinée à la perdition.

L’influence capitale de La Tentation de Saint-Antoine de Bosch se retrouve encore dans Les Saltimbanques (1961), première d’une série de compositions de style médiéval aux foules nombreuses et festives, sur de vastes places entourées d’architectures. Dans le fond droit, chez Bosch, en contrebas d’une espèce de tour de Babel en ruine, s’élève un corps de bâtiment gris à deux étages, dont le rez-de-chaussée est pourvu de deux arcs en plein cintre surmontés d’une horloge mécanique, et le premier étage de baies polylobées. Au-dessus d’un dôme d’église, des personnages observent, dans le noir, sous un rideau soulevé. Dans la scène de fête de 1961, les costumes sont explicitement médiévaux, mais les physionomies – souvent masquées d’ailleurs – n’en sont pas moins grotesques et parfois zoomorphes, surtout pour les personnages qui dansent à droite ; l’architecture rythme aussi nettement l’ensemble : baies polylobées sous une grande arcade, surmontée d’une loge obscure à l’abri de laquelle trois personnages observent et dominent la fête, église à l’arrière-plan. Enfin les décors, qui rappellent ceux du théâtre (il s’agit de deux auvents), sont eux-mêmes peints de décors allégoriques. Mais l’influence d’un autre artiste est patente : Bruegel l’Ancien. Lui aussi utilise l’architecture comme principal référent et ordonnateur. Dans Les Jeux d’enfants (1560), ou surtout dans Le combat de Carnaval et Carême (1564) les mouvements turbulents des groupes sont tempérés par le caractère figé et très droit de l’architecture. Alors que chez Bosch elle représente un vestige de la vanité humaine mise à bas par la tourmente du jugement dernier, elle n’est plus ici un élément chancelant et périssable, mais dégage une impression de sérénité et de pérennité. Elle contrôle l’agencement général. Toutes les compositions postérieures de Fernand Patrouix doivent beaucoup aux batailles villageoises, aux kermesses de Brueghel, toutes situées dans son lieu de prédilection : la rue. Ainsi un dessin peint, sans titre, réalisé sans doute vers 1961, et représentant également des saltimbanques sur une place. Le trait, renforcé à l’encre, imite la gravure et ses procédés : des quadrillages, soulignés par la couleur dorée, donnent l’effet de « tailles » parallèles ou croisées, comme les méthodes utilisées par Claude Gellée, « Le Lorrain », dans ses paysages italiens. L’architecture forme tout le fond de la scène. Sous un portique, deux grandes arcades surmontent des baies polylobées ; le portique est aussi sous un balcon où se trouvent des personnages. Deux femmes assises sur des trônes, au centre, sont couvertes d’un dais bleu et doré. L’artiste fait ici œuvre d’enlumineur : l’utilisation de couleurs chères aux peintres médiévaux, comme l’or, le cyan ; la composition, en plusieurs registres dominés par l’horizontalité, la vue d’ensemble très chargée, le luxe de détails, rappellent les scènes conçues pour les Heures d’Etienne Chevalier par Jean Fouquet, que Fernand avait étudiées. Quant aux dessins au crayon, nombre d’entre eux commencent à reprendre le thème de la folie : L’Île des Fous (1962) est un clin d’œil amusant à l’île de Vancouver, où, au bord de l’eau, ont été posés une série de têtes grotesques, de face ou tournées, un gros personnage avec chapeau à plumes tenant dans ses bras une femme nue, un individu juché sur des échasses, etc… et où l’aquarelle vient isoler tel pied par un aplat de jaune, tel autre par un aplat de gris, tel tronc par un aplat de vert… Fécond sur le plan artistique et intellectuel, le séjour au Canada avait duré plus de six ans. Après le décès de son grand-père en 1957 puis de son père l’année suivante, Fernand dut se pencher plus sérieusement sur ses affaires. Consulté par sa mère sur ce qu’elle devait faire de La Font del Gat, Fernand, peu intéressé, lui répondit qu’elle n’avait qu’à s’en débarrasser, ce qu’elle fit, liquidant la société, et vendant les bâtiments de l’hôtel à la famille Fernandez. Cette vente eut une conséquence regrettable. Les acquéreurs décidèrent rapidement de raser les anciens bâtiments construits par les Patrouix à la fin du XIXe siècle, pour les remplacer par un grand hôtel-restaurant avec un plus grand nombre de chambres et doté du confort moderne. La fresque réalisée en 1951 par Fernand et Henri Van Moé ne fut pas sauvegardée, et périt donc avec la démolition : il n’en subsiste que des photographies. Fernand, qui aurait pu intervenir, garda le silence sur ce vandalisme. Il faut dire qu’il était préoccupé par la gestion maternelle, qu’il jugeait mauvaise. Il dut finalement se résoudre à ne pas renouveler son visa de séjour en Colombie britannique, et à rentrer en France. La famille s’embarqua donc le 17 juillet 196249 à Montréal, à destination du Havre. Elle ne devait jamais remettre les pieds de l’autre côté de l’Atlantique.

Les œuvres de la maturité

Retour vers le Roussillon et les Aspres

A son retour en France, l’existence de Fernand Patrouix l’a considérablement muri : devenu chef de famille, propriétaire terrien et foncier, il est également père d’une petite fille. La période qui s’ouvre alors est la plus féconde en création, Fernand vivant exclusivement de ses rentes, et occupant son temps à de nombreux voyages. La famille change beaucoup de domicile. Tout d’abord, les Patrouix s’installent à Prades en Conflent. Ils fréquentent assidument, jusqu’à leur brouille en 1967, Raymonde Anglade, sœur de Lydie, qui avait fondé la première galerie d’art de Perpignan, la Galerie de la Main de Fer. Cette dernière convainc Fernand, contempteur de la mondanité, d’exposer des oeuvres à la galerie. Ainsi des dessins sont présentés au public à deux reprises, une première fois dans une exposition qui lui est consacrée, puis au milieu d’autres artistes comme Pierre Garcia-Fons ou Roger Trystram. Fernand abandonne définitivement les grandes compositions et la peinture sur toile pour se consacrer au dessin. Dans les expositions perpignanaises apparaissent quelques œuvres canadiennes, mais les illustrations roussillonnaises, et particulièrement du monde paysan, comme celles autour d’Al Llapinot (1963), dominent nettement. Si le trait est plus poussé, plus fin, plus tortueux et exigeant que dans les années 1950, la scène de genre n’est jamais loin. Depuis son retour, Fernand a repris l’habitude de séjourner longuement, souvent seul, au Mas del Gaill. C’est le foyer principal de son inspiration. Il y dessine certes, mais y écrit beaucoup. Ses textes permettent de comprendre une bonne partie de sa production. Depuis son adolescence dans les années 1940, il a pour projet de livrer une grande fresque des personnages marquants et pittoresques des Aspres, en les situant dans leur cadre authentique et préservé, mais amené à disparaître. On trouve ainsi de grandes envolées lyriques et des descriptions qui rappellent ses dessins.

« Vous croyez un instant au désert, tout dans ces solitudes sylvestres et mornes vous dit une tristesse indicible des choses.

« Parfois, vous découvrez un mas, grisâtre et silencieux entouré de chênes tordus, de vieux houx reluisants. Sa lourde bâtisse antique émerge des champs de maïs grêle, vous distinguez sa meule dorée de la paille de seigle où rôdent des essaims d’abeilles sauvages.

« Vous avez enfin trouvé cet oasis de délice où vous irez trouver réconfort, dans la cuisine au plafond bas, en compagnie des terriens en sabots. Devant l’apparition votre cœur a bondi, car, heureux d’aller vers le rustique vous oubliez aussitôt les vicissitudes où la fatigante escalade vous aura conduit.

« En touriste, vous apprécierez le pittoresque des constructions lorsque vous avancerez dans la cour peuplée de la gent emplumée. Le four de forme ventrue attirera votre attention. Invariablement, il sera construit à même le sol si la cuisine du maître occupe le rez-de-chaussée ; sur de solives de vieux chêne noueux, haut-perché si la salle commune enjambe le sellier. Gros et tonitruant, vous comprendrez pourquoi vous lui avez accordé votre premier coup d’œil. »50

A plusieurs reprises il réécrit des essais de ce type. Après une période à Perpignan pendant les travaux du mas, il s’y installe à temps plein après 1965, et y demeure durant toute la fin des années 1960. Il y rédige une nouvelle version qui reste la plus achevée. Une problématique essentielle est celle de la patrie : il la cherche tout au long de sa vie, changeant de lieu, de milieu ambiant, mais revenant sans cesse vers ces Aspres proches du surnaturel et du divin.

« Il est à peu près certain que l’idée générale de Notre lointaine patrie ne pourrait trouver un milieu aussi adéquat que le monde dans lequel nous sommes tous sans exception prisonniers. N’est-ce pas par révélations que les choses de là-bas nous furent apprises ? La somme actuelle de ces valeurs n’est-elle pas la base de certaines de nos croyances ? Dans l’espace où il trépigne depuis tous les temps, l’homme n’a jamais trouvé d’autre échappatoire que le surnaturel. Ce merveilleux à l’encontre du quotidien insipide a toujours été la soupape de sécurité qui a empêché l’explosion totale de la grande machine. Peut-être l’idée ou la découverte de l’univers assez particulier dont il va être question dans ce livre devrait être rapproché de l’insuffisance notable dans laquelle vivent maintenant les êtres vivants. Il s’agit du manque en principe des choses les plus anodines à la vie. Si par exemple un petit garçon pouvait s’extasier à la vue d’une fleur éclose dans l’endroit le plus secret d’un jardin, ici dans ce royaume de l’illimité, celui qui fait l’objet de cette étude abstraite, sa joie aurait pu se permettre des reconnaissances sans limites. Imaginez la multiplication sans retenue aucune d’une suite de choses pensées et désirées, ou espérées surtout.

« N’aurions-nous pas dans ces conditions une extraordinaire préparation de magicien qui nous permettrait d’atteindre un inconnu sans bornes ?

« Eh bien pour la compréhension des choses qui vont suivre, nous écarterons le sorcier ou le magicien, pour croire à une chose que nous croyons déterminée ad libitum : Notre lointaine patrie. »51

Le texte est une suite de petites descriptions et de petites saynètes, consacrées au mas, à la tramontane, aux montagnes, mais surtout aux êtres fascinants qui les peuplent. Françoise, la voisine, une vieille paysanne rustre mais aixurida (futée), contemple tous les jours sur ses murs de pierres de vieux chromos représentant les rois de France. « J’avais également celui des reines, mais lorsqu’on est venu chercher mon François pour aller à l’abattoir en quatorze, je les ai brûlées »52. Le Père dit « Prou-Prou » (appelé aussi le Cadet) est un ancien catalan qui porte la barratine : « Dans sa jeunesse et peut-être aussi plus tard il s’en servait comme d’une arme redoutable en y introduisant une pierre d’assez fort volume. Les chemins ne devaient pes être sûrs en ce temps-là. »53. Le Salé (Al Salat), personnage déjà évoqué dans les années 1940, est un ermite un peu fou, investi de la garde d’un petit village dont il est le seul habitant et d’une chapelle où il est le seul à se rendre : il reçoit le couvert dans tous les mas des alentours. Père Paroï, gardien de chèvres, aussi maigre que son bâton, fait fondre dans de l’eau bouillante du lard rance, qu’il jette ensuite à ses chiens en guise de laxatif… Les visiteurs sont objets d’émerveillement ou de curiosité : toutes les femmes se précipitent sur Le Colpoteur pour lui acheter sa cargaison ; le « Monsieur de la Ville » visite différents mas, observé secrètement : « Sans qu’il s’en rende compte, la petite vieille montera à un tournant de la route par la portière gauche afin de lui tenir compagnie »54. On découvre Françoise qui égorge le cochon, l’appelant « al nin » (le petit), pour en faire des boudins destinés à un délicieux barboufat… Ou bien les villageois réunis de bon matin pour battre le seigle sur l’aire. Ou encore pour l’enterrement de « la Graciette » : « Dans le matin splendide chacun pensera à cette existence ordinaire, tous s’y reconnaissant. C’est beau la mort quand on la regarde de cette manière.

« Venez voisins ! Nous allons ensemble en parler afin de pouvoir évoquer sans nous en rendre compte le souvenir de cette âme merveilleuse. Après nous irons ensemble chez elle et la mettrons dans son linceul. A ce moment nous aurons l’impression d’appartenir à un autre monde »55. Toutes ces scènes sont dessinées à de nombreuses reprises. Dans le style inauguré au Canada, on retrouve ce Souvenir des Aspres (Françoise) (1964) où elle est montrée dans son office de sacrificatrice ; ou encore le Père dit « Prou-Prou » (Al pare d’an Sagette (1970)), assis sur un rocher, la main sur sa canne, et la barratine retombant devant sa tête, contenant sans doute une pierre ; ou bien encore un Célibataire aspréen au visage noirci faisant cuire du lard sous un âtre immense… On trouvera également une évocation ironique du dialecte Roussillonnais dans un paysage de 1970, aspréen, Al soul se chèque (le soleil se couche)… La recherche de l’âge d’or, dans les Aspres après le Canada perdu, n’est jamais bien loin. A cette époque, la principale fréquentation des Patrouix reste Manolo Valiente. Peintre et sculpteur réfugié en France pendant la guerre d’Espagne, passé par les camps de réfugiés56, il avait acheté en 1966 un vieux moulin dans les Aspres57 dont il avait fait son atelier. Fernand l’avait rencontré à La Font del Gat, et le voisinage avait resserré les liens. « Lorsque nous nous rencontrions, ce n’étaient que soirées drôles et brillantes ou l’on parlait art, politique, littérature, et où mes aînés ne manquaient aucune occasion de refaire le portrait de tel ou tel critique , de tel ou tel scribouillard qui ne trouvait pas grâce à leurs yeux. On y chantait et riait beaucoup. »58 Les deux artistes partagent une vision commune de la création, et de profondes convictions humanistes et pacifistes. Patrouix, dans ses dessins et dans ses relations, montre une aversion pour la violence et les armes. Ainsi avec un personnage des Aspres, le « Boix de Millas » (le Fou de Millas) : « Je lui demande de venir sur l’escalier du mas et de lui faire un croquis au crayon. Chose qu’il accepte. Hélas pendant ce travail, il se propose de m’offrir un couteau. Ignorant totalement le symbolisme de cet objet, je le refuse. Il s’en va mécontent, observé probablement d’un œil occulte par François et Françoise. »59

On ne sera donc pas surpris de voir aborder par Fernand dès cette époque de grands thèmes existentiels ou moraux, parfois en rapport avec une philosophie personnelle, et souvent sous forme d’allégorie. Il arrive que plusieurs propos s’interpénètrent et se recouvrent. Le thème de la vieillesse est ainsi traité en relation directe avec celui de l’érotisme. Le vieillard assailli (1964) montre le baiser d’une jeune fille à un vieillard dont le visage, rendu par un aplat doré, semble montrer qu’il vit un moment de bonheur. Le corps de la jeune fille relève aussi d’un aplat doré, mais celui du vieillard, grabataire, est traité en gris. Pour un instant, les deux êtres ne font qu’un, l’âme est extraite de son enveloppe terrestre, et la jeune couleur est retrouvée. D’autres aquarelles de 1970 reprennent le motif. Dans Jeune homme masqué importunant une vieille femme, la vieille est en fait la mort (ses traits sont cadavériques). D’un tout compact, mélange d’aplats, de traits à la mine de plomb et au feutre, les deux personnages ne se distinguent que par les couleurs opposées, froides et chaudes. Le jeune homme est une sorte d’arlequin qui enlace la mort et semble rire tout comme elle. Egalement plein de sous-entendus érotiques, Fantôme importunant un jeune homme marque la revanche de la mort. Le jeune homme est empoigné par le cou, avec détermination et douceur, surpris en pleine nuit dans sa nudité et sur son lit : son visage reflète, mélange curieux, la surprise et la soumission. Dans une large composition à l’aquarelle, La mort et le libertin (1963), la mort est représentée sous son aspect archétypal, grand squelette armé d’une faux, qui surprend un homme perdu au milieu d’une sorte d’orgie semblable aux groupes de fous et de saltimbanques : des corps et des physionomies, des grotesques enchevêtrés en bloc. Dès cette époque, Fernand acquiert un fonctionnement par séries, systématique et exclusif. Elles peuvent être reprises, parfois à plusieurs années d’écart, mais respectent en leur sein des caractéristiques techniques et esthétiques, principalement la couleur. En 1965, il réalise une suite de scènes de genre d’inspiration cubiste : les fonds, en cubes emboîtés, évoquent à la fois une décoration et une architecture ; les titres, des meubles liés à la lascivité féminine (Le divan, Le fauteuil). Les couleurs rouge et bordeaux dominent, en plusieurs tons déclinés sur différents aplats. Voyant ces femmes nues dont les seins sont soulignés, on peut croire qu’il s’agit d’intérieurs de lupanars. La ligne est apprivoisée et ridiculisée, dans Le fauteuil, par un effet grotesque faisant onduler la jambe. Ces femmes semblent s’ennuyer et attendre un (éventuel) client : vision érotique mais sans concession. Dans le même thème, d’autres œuvres montrent par la technique de l’aplat les deux jambes des femmes, chacune d’une couleur différente : Les Jarretières (1966), Deux amis (1970)… L’attention est portée sur l’objet de l’érotisme, mis au centre de la composition, tourné en dérision. Au sein de nombreux dessins apparaissent des personnages visibles seulement par leur visage, sur des canapés au dossier très haut qui forme comme un mur. Procédé narratif à part entière : on devine ou imagine ce qui se passe derrière. Dans la série « Les Grandes Espérances », des personnages sont mis face à des choses qu’ils ne pourront jamais posséder : un monstre grotesque qui salive devant un chariot à glace (Crème glacée), ou encore un vieillard en couches culotte, noir et gris, perclus de rhumatismes, qui s’avance vers un groupe de personnages coloré et pétulant (de jeunes filles ?). D’autres thèmes abordés sont plus spécifiquement éthiques et contemporains, la violence guerrière et le patriotisme sanglant : L’homme obus (1966), par exemple, utilise des formes emboîtées pour former un seul personnage, sans expression car sa bouche est grisée, fusionné avec l’obus qu’il tient à la main. Plus tard, On pavoise déjà (1974) montre l’allégorie d’un champ de bataille, à travers une épée plantée à terre par un bras qu’on ne peut rattacher à aucun personnage, et de multiples petites touches de peinture reliées par des traits, qui figurent une cohorte de drapeaux et de bannières. Le thème de la science et de la technique tient également F. Patrouix à cœur : il aime montrer des laboratoires, de grands alambics, comme dans Science déchainée (1967) où une sorte d’alchimiste, tournant une manivelle de la main gauche, actionnant une manette de la main droite, semble minuscule et submergé par un labyrinthique réseau de tuyaux, de tubes, de bombonnes et de cornées. L’effet est parfois burlesque, comme dans De la fabrication et des usages de l’elixir-mecanique (ou eau mécanique), sorte de mode d’emploi illustré qui passe par l’utilisation d’un alambic presque surréaliste mêlant un ballon d’air marin, des globes gravitant, et diverses excentricités… pour le grand bonheur d’un « Individu atteint de sénilité totale, profitant des effets merveilleux de l’eau mécanique ». Dans un autre dessin, l’alambic débouche sur une bombonne d’opium… ou encore, dans L’extraordinaire expérience du professeur Van de Putte (1967), le savant semble expliquer par de grand gestes (de ses mains baladeuses) une chose merveilleuse à une assemblée de femmes à la belle poitrine… Mais l’importance croissante de la machine et de la technique dans la société ne laisse pas de soulever des angoisses. Fernand s’interroge sur le rôle que l’artiste pourra jouer dans un tel monde.

« Je me demande souvent dans mon for intérieur où tant de merveilles m’entraîneront. Peut-être pourra-t-on se passer de moi ? J’ai de l’inquiétude. Depuis quelques temps, ma femme s’étonne de ne pas me voir heureux. Imaginez, si l’on arrivait à me remplacer par rien ! Mettez-vous à ma place. Que deviendrais-je ? Depuis quelques mois je dors mal. Mon médecin m’a dit que ça s’arrangerait. J’ai des doutes sur son diagnostic depuis que l’été dernier sur la plage un inconnu de mine étrange m’a crié : “La machine tuera l’homme !” Je ne sais pas exactement si la machine tuera l’homme, mais c’est quand même curieux, je ne vois personne autour de moi. Où sont-ils ? Enfin, excusez-moi, je ne me sens pas tellement à l’aise. »60

Science et modernité mal tempérées semblent se résumer à cette machine infernale : la télévision, qui éloigne les gens des fêtes et de village et de la bonté rurale exaltée dans les souvenirs des Aspres. Elle amène à la folie et à l’aliénation : Le fou de la télévision est une sorte d’ogre dégoûtant et hirsute, symbole de tout ce qui est horrible dans ce que les gens acceptent de recevoir de la télévision ; on trouve aussi un Diminué mental se “retrouvant” DANS la télévision (1975), où le spectateur est finalement emprisonné à l’intérieur de l’écran, les pressions sur sa télécommande lui étant désormais inutiles.

Cependant, la voie qui domine dans les années 1970 est la représentation de l’étrange. Patrouix fait d’abord recours à des figures oniriques, et liées aux surréalistes, puis les intègre dans l’évolution de son propre style. On l’observe en premier lieu dans de nombreux dessins autour du thème de l’œuf. Etrange creuset (1966) montre une immense coquille ronde, à la base de laquelle, par une fente d’où semble couler un liquide noir, rentre une file de petits personnages. La coquille est soutenue d’un côté par un temple à colonnes, de l’autre par une griffe avec des serres mais aussi une jambe avec un pied. On retrouve les mêmes références que dans la peinture de Salvador Dalí, Enfant géopolitique observant la naissance de l’homme nouveau (1943), une grande coquille d’œuf fendue, qui représente aussi le monde, d’où s’échappe un homme dont seul le bras dépasse, et d’où s’écoule une goutte de sang. Plusieurs époques sont donc associées au sein d’une même œuvre, formant une fresque d’éternité. Le temps historique, avec l’Antiquité, le temps de la vie humaine, avec la conception et la naissance – le creuset comme représentation du vagin –, et la mort, car un des petits personnages, au bout de la file, est étendu, inanimé, sans que les autres ne se retournent…. A la manière de Max Erst dans A l’intérieur de la vue : l’œuf (1972), rencontre de l’auteur avec son image dans un miroir, le thème de l’œuf permet d’associer questionnement sur le temps et représentation de l’artiste. Il est repris à de nombreuses occasions, comme à la fin des années 1970 dans La roche en forme d’œuf et le vieux village, où l’œuf passe du règne animal au règne minéral en intégrant le paysage ; et surtout en 1985 dans Le porteur d’œufs. Alors qu’une sorte d’autruche semble avoir pondu plusieurs petits œufs, un homme en porte sur son dos un très gros, démesuré ; au fond, une autre coquille, sphérique et immense, cette fois, est posée à terre et tenue par des étais. Le porteur d’œuf semble un tailleur de pierre ou un sculpteur chargé de la matière première dont il va faire une œuvre… Sur un vieux leitmotive, les éléments tombés du ciel réapparaissent également. L’Île aux têtes (1967) est une lointaine réminiscence de l’île de Pâques, mais aussi du parterre de têtes de la Sanch, et de L’île des Fous (1962), évoqué plus haut, avec ses grotesques posés à même le sol. Le visage devient un être vivant indépendant et autonome, héritage des très nombreuses planches où Fernand étudiait des physionomies par dizaines afin de les perfectionner, mais où elles n’avaient pas encore de vie propre. Autour des têtes, sur l’île, se trouvent une série de personnages oniriques, une sorte d’infante inspirée de Velázquez, coiffée d’une barratine, ou encore un personnage encapuchonné rappelant les pénitents… Dans certains dessins, comme A l’intérieur (1970), l’évocation suit le processus freudien du rêve, l’abstraction des représentations mentales débouchant sur la création : condensation et déplacement. Au centre du dessin, un quadrillage géométrique rempli d’aplats de couleurs différentes forme une sorte d’entité abstraite et déplace ainsi la représentation traditionnelle. Posé « sur pattes », mais des pattes végétales, cet être semble renfermer (toujours !) une forme ovoïde enchâssée comme dans des gemmes. Les symboles sont condensés en quelques icônes qui sautent tout de suite à l’œil. Une autre évocation onirique est récurrente, celle du « double », un petit personnage présent sur la main ou sur le nez de son « rêveur » (ou créateur ?), comme un esprit : un homoncule, une souris… La nature est d’ailleurs souvent anthropomorphe, avec ses rochers en forme de visage : Le Rocher des Amoureux (1970), représente en fait les amoureux eux-mêmes, dont on ne sait s’ils sont sculptés, tombés du ciel comme dans L’Île aux Têtes, ou bien pétrifiés à jamais. Enfin, l’indéterminé, l’étrange, se trouvent même dans des œuvres qui au premier coup d’œil pourraient paraître douces et tranquilles. Il en est ainsi d’une paire de petites peintures61 mêlant l’huile à l’aquarelle, réalisées en 1966 et que nous avons appelé « les Faux Collioure ». La sérénité et la suavité du trait rappelle les Mas del Gaill de 1960. Les petites maisons regroupées autour du port, la tour plantée dans les eaux à l’entrée de l’anse, évoquent immédiatement des vues de Collioure, si affectionnées des peintres roussillonnais. Cependant, non, inutile de jouer au jeu des sept erreurs : ce n’est pas Collioure ! La maison abandonnée au premier plan (elle est entourée d’arbres morts dans une seule des deux peintures), le calme étonnant du port peuplé seulement de deux badauds, créent une atmosphère angoissante, rappelant les grands paysages vides et froid de Max Ernst. Ce Collioure, figé et éternel, préservé, est en fait le « vrai » Collioure dans l’imagination de Fernand Patrouix : le seul qui vaille la peine d’être représenté.

Le Rey Jaume

Pendant ces années, l’inspiration médiévale subsiste, dans le cycle d’illustrations le plus achevé, celui réalisé en 1976 pour le Rey Jaume. En réalité, un projet courait déjà depuis le milieu des années 1960. Pierre Sourbès, journaliste à L’Indépendant, avait proposé à Fernand d’illustrer sa réédition de Don Jaume el Conqueridor, drame historique en un acte et en vers écrit en 1856 par Frederic Soler62, sous le pseudonyme de « Serafí Pitarra », elle-même parodie de la pièce écrite en 1861 par Antoni Altadill sur la conquête de Majorque par Jaume Ier d’Aragon. Cette satyre des drames historiques du genre, écrite dans un catalan vulgaire et haut en couleurs, d’humour rabelaisien, avait connu un grand succès, mais se trouvait interdite dans l’Espagne franquiste pour sa licence. Pierre Sourbès, après avoir trouvé difficilement un texte, le confie à Fernand, qui débute les illustrations. Cependant, pendant plusieurs années, il cesse de travailler sur le projet. Ce n’est qu’en 1976 que Pierre Sourbès le relance.

« Pourriez-vous d’ores et déjà dessiner :

« A) Un titre pour le livre (dans un caractère inspiré du gothique, mais très librement interprété à votre manière)

« B) Dans un style inspiré des figures des jeux de cartes catalans, chacun des trois principaux personnages : Don Jaume, Don Pere son fils, Da Constança, l’Infante de Sicile.

« Je verrais assez bien le roi en Rei de Bastos, avec naturellement un “basto” nettement phallique. Don Pere pourrait être inspiré du cavalier d’espasas. Quant à l’Infante, il faudrait la créer, puisqu’il n’y a pas de figures féminines dans les cartes catalanes. »63

Depuis 1975, Fernand s’est installé à Aix-en-Provence, au dernier étage d’un ancien hôtel particulier, rejoignant son épouse et sa fille qui y avait été scolarisée. « Là comme ailleurs mon père a beaucoup dessiné et avec ma mère en a profité pour écumer la Provence et ses alentours. Il avait entassé des sommes impressionnantes de documents et objets hétéroclites glanés çà et là . C’est le seul endroit que m’on père ait appelé l’Atelier… »64 Dans le courant 1976, il se remet donc au travail, après avoir dégagé les principales orientations de son travail.

« Sujet : la lutte des catalans contre le maure sert ici de prétexte à la transmission d’une infirmité légendaire.

« Victorieux au retour des Isles de Mallorque, le Roi Jaume transmet cette disgrâce à quelques uns des membres de sa famille, notamment à sa propre épouse et à l’Infante de Sicile après qu’il l’ait surprise dans une certaine circonstance. L’apothéose est lorsque le Roi Jaume accepte de marier son fils ave celle qu’il a non seulement engrossée mais “cruixide”.

Catalan et maure (« El Rey Jaume »). Crayon et encre de Chine, 1968.

Catalan et maure (« El Rey Jaume »).
Crayon et encre de Chine, 1968.

« “Le Roi Jaume Conquestidor” est une farce catalane assez crue, mais non dénuée d’une certaine philosophie pratique. » 65

Ainsi, dans cette version que Pierre Sourbès veut délibérément rabelaisienne66, les attributs traditionnels des cartes catalanes sont transformés : les bastos en phallus, les oros ou les copas en derrières, etc. Fernand consulte parallèlement de nombreux ouvrages afin de mieux déterminer ses illustrations, revenant parfois sur des choix et se demandant si le souvenir attaché au roi Jaume en Catalogne permet encore de l’illustrer de manière si évocatrice67. Il étudie notamment divers jeux de cartes catalanes68, dont celui imprimé par Dieudonné à Angers69, où les quatre cavaliers sont de sexe masculin, et celui imprimé chez Camoin à Marseille70, où ils sont de sexe féminin (seins, formes arrondies, visages). Chez Camoin également il trouve des rois dont le bastos a deux têtes. Pendant cette période la correspondance entre les deux hommes est particulièrement intensive. A l’automne 1976, Pierre Sourbès est en possession d’une série de dessins mais en attend de nouvelles. Il déclare : « Les dessins de la “première génération” que j’avais conservés étaient excellents, et il me semble qu’il suffirait de pousser un peu plus certains d’eutre eux, ou de les adapter d’un peu plus près au texte (un pour chaque scène). J’aimais beaucoup le style de ces dessins et leur esprit colle parfaitement à celui de la pièce. »71 Rapidement, Fernand lui envoie une autre série, qui soulève diverses observations :

« I. Titre de l’ouvrage

« – Il convient de garder l’intitulé exact de la pièce :

« DON JAUME

« EL CONQUISTADOR72.

« -On peut prévoir deux titres : un pour la couverture et un pour la première page intérieure. L’un serait constitué, ou bien de caractères occupant toute la page, ou bien combiné avec une figure, comme ce fut le cas dans un des dessins de l’ancienne série, que vous devez avoir (sorte de page, ou de héraut, avec fanion). L’autre titre devrait se combiner avec le dessin que je vous renvoie, marqué “T” (bandera catalana, scène gaillarde au second plan).

« II. Personnages

« Réflexion faite, on n’en garde que trois, puisque la reine ne figure pas dans la liste des personnages de la pièce.

« -La figure que vous aviez prévue pour la Reine (à cheval) devient donc l’Infante (dessin 2).

« Le Roi (dessin 1) est excellent aussi, mais je préfèrerais des chaussures différentes.

« L’Infant (dessin 3) est pratiquement au point lui aussi ; peut-être conviendrait-il, en accord avec le texte, de renforcer quelque peu ses caractéristiques viriles, notamment en supprimant les petits tétons dont vous l’aviez doté ?

« En résumé, les figures des protagonistes sont très près de leur état définitif. Il est inutile de mentionner leur rang dans le jeu de cartes. En revanche, je crois qu’il faudrait les doter d’un cadre, comme les figures du jeu, et mentionner leur nom respectif :

« fig. 1 : D. JAUME

« 2 : Da CONSTANÇA

« 3 : D. PERE

« Ceci, dans le coin haut à gauche et dans le sens ascendant.

« III. Illustration des scènes :

« Voici tout d’abord l’argument de chacune des 12 scènes

« 1) Annonce de la maladie du roi et de la façon dont il l’a attrapée au cours de sa “victoire” sur le roi more.

« 2) Le Roi raconte comment il a transmis la vérole, et à l’Infante de Sicile, et à la Reine.

« 3) L’Infante annonce au roi son départ pour la Sicile.

« 4) L’Infant demande et n’obtient pas l’autorisation de se marier.

« 5) Le Roi annonce qu’il ira à Lyon malgré sa maladie.

« 6) Le Roi reçoit l’annonce d’un soulèvement maure.

« 7) L’Infant part combattre les maures, malgré les ordres de son père et à l’insu de ce dernier.

« 8) Le Roi, sur son bassin, reçoit un ambassadeur maure.

« 9) L’Infante apprend au roi qu’elle est enceinte.

« 10 et 11) L’Infant revient victorieux.

« 12) Le Roi marie l’Infant et l’Infante.

(…)

« Il n’y a pas un besoin impératif de 12 illustrations puisque la sc. V n’a pas d’importance, et que les sc. X et XI n’en constituent en réalité qu’une seule.

« Cependant, d’autres scènes très animées ou spectaculaires peuvent fort bien se voir affectées de deux illustrations. »73

En mars 1977, après de nouvelles corrections, il adresse le dernier état des dessins à Pierre Sourbès. Cependant, ce dernier tombe malade74, et décède finalement peu de temps après, interrompant le projet. Fernand cesse dès lors de s’y consacrer, et l’édition ne verra jamais le jour de son vivant.

Malgré le nombre et la précision des instructions, Fernand n’en fait qu’à sa tête. Il consacre au projet un temps démesuré par rapport à ce qui était demandé au départ : un cycle d’illustrations très délimitées et numérotées. En tout, il réalise environ 200 dessins, dont la plupart sont des esquisses, mais dont 81 peuvent être considérés comme achevés et exploitables75 (parmi ceux-ci, certains sont des études pour la même figure). Ainsi les dessins ne peuvent être tirés dans leur ensemble si l’on reste dans une simple réédition, car le texte en lui-même ne dépasse pas 53 pages dans l’exemplaire que Fernand a eu sous les yeux. Loin de partir du néant, il continue en fait à apprivoiser son trait et poursuit les recherches faites au retour du Canada. Déjà dans son illustration pour le Décaméron de Boccace (vers 1964-1965) consacrée au passage sur la mandragore76, on retrouve le thème de la plante médicinale, qui s’égoutte dans un récipient proche du bénitier, sous une scène érotique qui rappelle les illustrations médiévales des manuscrits de Boccace : un amant entrain de toucher la poitrine de sa maîtresse, dans une chambre au décor médiéval, le tout entouré d’un cadre fait de plantes et de monstres fantastiques. Dans le Rey Jaume, la Malva (mauve), élixir censé soigner le roi de sa maladie vénérienne, est représentée de la même façon ; le bastos du roi émet également quelques gouttes. Les amants sont toujours fusionnés dans une seule et même forme, souvent assis sur des trônes ou des fauteuils, ou bien montant à cheval, dans des positions érotiques (scènes III et V…). Les scènes de rue (Episode de la bataille de Majorque…) rappellent aussi dans leur traitement les compositions en hauteur des années 1960, comme La Rue Chaulde (1969), illustration pour les Contes drolatiques de Balzac, ou encore la Grande truanderie (1970). Les personnages sont amoncelés au sol alors que l’architecture, très stylisée, s’effile vers le ciel, dans un effet romantique proche de la science fiction à la manière des dessins de Victor Hugo. La plupart des dessins du Rey Jaume sont néanmoins des figures uniques calquées sur les cartes catalanes : le roi (12), Al Rey en Jaume, coiffé d’une couronne et vêtu d’une longue robe, est sur son trône, tenant de sa main droite un énorme phallus couvert de pustules. La Reine (11), Da Constança, chevauche cul nu, exposant ses fesses rebondies aux yeux du spectateur ainsi qu’une touffe de poils entre ses jambes, et tient à la main un médaillon allégorique sur lequel est représenté un vagin dont la forme rappelle également un œil. L’Infant (10), Don Pere, tient le bastos d’où s’échappent des gouttes. On distingue entre ses jambes un sexe frêle et ridicule, appelé par une inscription : « al Cargol » (l’escargot). Les scènes faisant intervenir des maures sont toutes d’une facture très fine : un luxe de détails est accordé à leurs couvre-chefs à croissant, à leur anatomie disproportionnée. Ils sont tous en train de violer des jeunes filles ou bien de jouer de l’épée, dans une très curieuse et très érotique scène appelée Catalan et maure, réalisée au sein de la toute première série en 1968. Le maure semble voler ou sauter au-dessus de son adversaire, balançant lui-même ses fesses nues à travers les airs, juste au-dessus de la pointe de l’épée du catalan. Le catalanisme est à la fois exalté et tourné en dérision. Devant une scène où le roi sur son trône se fait « travailler » par deux jeunes filles, un page brandit fièrement la bandera catalana ; dans Les Confidences de Fontanelles, l’entretien entre les deux proches du roi tourne à une grotesque séance de masturbation, où le couvre chef d’un des hommes s’assimile à une barratine. L’effet parodique est renforcé par les légendes : certaines parodient des gravures de Goya : « Les Désastres de la guerre ». On y voit un catalan à barratine besogner une femme, pendant qu’une espionne, embusquée derrière une fenêtre, s’écrie « I bé sabeu ! ». Le voyeur ou la voyeuse sont plus que jamais présents dans ce cycle d’œuvres consacrées à la paillardise. D’autres vues, consacrées à des épisodes de cour, rappellent les quelques dessins de Patrouix autour de l’œuvre de Sade (Les Bois d’Infâmies, 1967, ou Le Marquis de Sade, années 1970). Orgiaque et violente, la cour est le lieu où se déchainent les passions et les vices des puissants : dans La Consultation, le roi est lascivement allongé dans un trône fait de corps et de visages humains (sculptés ?), alors qu’une femme le caresse et qu’au fond de l’immense salle voutée de son palais, un groupe semble en pleine discussion. Dans El rey es foumut, Jaume trempe son sexe dans le bain de mauve pendant que, derrière lui, des couples s’enlacent, entourés de petits diables, de monstres pervers et phalliques comme dans l’œuvre de Bosch. De même que dans les 120 Journées, le rôle de la parole est ici essentiel : l’artiste joue du décalage entre la lettre (« El rey est foumut… », « Quina bande de lladres ! »), entre les narrations par les différents personnages des exploits du roi, et la scène réellement représentée. Seul projet d’illustration mené aussi loin par Fernand Patrouix, le Rey Jaume est aussi le dernier. Après l’avoir abandonné, il se réinstalle finalement à Prades, qu’il ne quittera plus, et où il entame une longue fin de vie retirée et solitaire, limitant à deux ou trois le nombre de ses correspondants, continuant à produire, mais désormais hors de toute contrainte et de toute confrontation au monde extérieur.

Expérimentations techniques

Laissant libre cours à sa liberté créatrice, Fernand s’amuse avec le matériau. Depuis la fin des années 1960, et surtout pendant la période aixoise, il multiplie les expérimentations techniques, s’intéressant particulièrement au « tachisme ». A partir d’objets ou de pinceaux, il réalise sur papier des taches de plus ou moins grande largeur, et, de leur première forme, tire un dessin. De la même manière que l’arabesque, la tâche est la magnifique part de hasard qu’il cherche et qui le guide. Elle lui permet de traduire picturalement l’un de ses grands dilemmes : la lutte entre la forme et la couleur. Les dessins aixois allient subtilement la touche de peinture « commandée » et la tâche effectuée par l’application du pinceau au poing par exemple. De temps à autres un trait à l’encre de Chine ou au crayon vient souligner un contour, mais l’effet bouillonné et explosif domine. Dans Six femmes enfermées (1971), il applique sur la feuille un objet imbibé d’encre de Chine (son encrier ?), qu’il traine de haut en bas, réalisant ainsi des cartouches munis, en haut et en bas, d’un compartiment dans lequel il stylise par quelques traits des visages de face ou de profil. Ces visages semblent donc coiffés d’un voile noir, qui rappelle ceux portés par les veuves catalanes ou les femmes arabes. Même technique dans Masques pour le prochain carnaval (1971), où les visages se trouvent circonscrits dans les taches et donnent une nouvelle traduction iconique de l’idée de grotesque. En 1972, il exécute une série de peintures sur papier journal, premiers exemples de cette technique qu’il va utiliser à fond pendant plusieurs années. Leur originalité vient du fait qu’il choisit les endroits les plus noirs (illustrations ou publicités sur fond obscur) et qu’il peint ses motifs à la gouache blanche, donnant l’impression de fantômes dans la nuit, comme un camaïeu. Les scènes deviennent donc fantastiques : dans Somewhere, divers objets (ou personnages ?) rendus par des touches ou des ronds de peinture blanche, sont alignés sous un globe blanc et jaunâtre, à la fois lune et soleil. Une autre se réfère explicitement aux spectres, Les fantômes de l’asphalte, nouvel alignement de personnages/sculptures, différenciés par leurs visages de face et de profil. Dans ces dessins, l’indéterminé domine. Mais que font-ils ? Que font-ils ?, demande un autre dessin, une frise de 4 petits personnages, monstres zoomorphes comme ceux des statuettes d’art primitif. Cette technique, très sommaire, rappelle les théories de l’Art pauvre (Arte Povera), dont Fernand a pu s’enquérir lors de ses nombreux voyages en Italie : utilisation de matériaux de rebut, d’éléments naturels, sans contestation de la modernité, seul moyen de parvenir à une pureté dénuée de tout passéisme ou primitivisme spécieux. En 1973, il continue ainsi en étendant son utilisation du papier journal à un très grand nombre de petites aquarelles représentant des paysages. Lieu froid et désertique (1973) joue sur la froideur des tons et sur l’horizontalité de la composition : le trait en est presque absent ; dans Masques (1973), en revanche, il retrouve un temps l’appât du grotesque, et plante les physionomies au sol, au moyen de perches – motif récurrent, surtout pour des oiseaux, et clin d’œil à la scène du Puits dans la grotte préhistorique de Lascaux où un volatile est perché sur une sorte de poteau près d’un homme renversé par un hibou. On retrouve sa prédilection pour les oiseaux dans sa Famille de hiboux. Enfin, le motif du Coup de froid dans le chaos se retrouve en plusieurs exemplaires. Avec une forte réminiscence des paysages canadiens et des pêcheurs haïda, c’est un prétexte à montrer la petitesse de l’homme dans le milieu naturel, face à un chaos qui le dépasse.

Les dernières réflexions de Fernand Patrouix sur la vie et sur l’art l’amènent à se sentir proche, sans perdre de vue la religion, d’un spiritualisme attaché à la transcendance. Un Dieu défini comme « puissance créatrice » et garant de la marche du monde, qui assure aux artistes un chemin déterminé mais solitaire. A son retour à Prades après 1977, Fernand garde, comme seul correspondant et ami, André Mengus, vieille connaissance de sa jeunesse à La Font del Gat avec qui il s’est lié depuis que ce dernier a racheté une maison à Eus, la « Casa del Cim ». Ils partagent de très longues discussions, lorsque Mengus vient rendre visite à la famille à Prades, après la messe. Elles se transforment souvent en débats enflammés qui fâchent parfois Fernand mais sont dans l’ensemble très féconds pour l’un et pour l’autre. Fernand soutient avec la même inflexibilité que le dessin doit être fait sans inspiration directe, et que la mémoire, puis le hasard, sont les meilleurs alliés de l’artiste. Sans doute en réaction à des critiques de Mengus, dont la conception de l’art restait globalement classique et attachée à la peinture de chevalet, il réalise ainsi un dessin, Est pris d’art, avec une légende significative : « Bien sûr, à cette époque, je peignais le paysage sur le terrain ». Un peintre à chapeau, ridicule, peint devant un chevalet près d’une cascade. Derrière lui, un groupe de personnages aussi grotesques (gros ventres, torses nus, une femme aux seins nus) duquel s’échappent des exclamations colorées : « Ah ! Ah ! Ah ! ». De même, il tourne en dérision la notion de chef d’œuvre, y consacrant un dessin, Les chefs d’œuvre, qui montre un ensemble de petites études pour personnages caricaturaux lançant des exclamations :

« – Ils m’ont dit : quand tu auras dépassé le temps d’apprenti, tu pourras faire un chef-d’œuvre : le voilà ! (dit un énorme cuisinier apportant une pièce montée dégoulinante)

-Je voudrais faire un chef-d’œuvre, mais je n’en connais pas l’endroit.

-Moi ze fais des zef d’œuvre avec ça (une main munie d’un pistolet)

-Vous serez jugé selon vos œuvres ! (un gros professeur qui rappelle Jaudon)

-Je me suis certainement trompé d’endroit

-Je vais faire un chef-d’œuvre de mon époux (dit une femme armée et fumant le cigare)

-Des chefs-d’œuvre ? Des chefs-d’œuvre ? Des chefs-d’œuvre ? etc… (une femme, un verre de Champagne à la main)

-Le ciel a l’air comment ?

-Et vous Monsieur ?

-Bof, moi je m’en fous je m’en vais à Hawaï »

Ces phrases rappellent les dialogues de théâtre absurde et comique qu’il aime écrire dans ces années-là : il s’intéresse même à des saynètes pour Guignol et réalise une scène en bois et toile recouverte de décors peints. Les phrases tournées en dérision semblent cependant remonter loin (aux Beaux-Arts ?) : on avait dû les lui ressasser, comme on le fait à tous les jeunes créateurs avides de s’affranchir du joug de l’autorité. Malgré des disputes épisodiques, puis une brouille définitive, André Mengus demeure le meilleur observateur et commentateur de cette œuvre. Il faut citer in extenso, afin de boucler la boucle, le passage qu’il lui consacre en 1981 dans ses Carnets :

« Souvent, ne sachant pas où il va alors qu’il suit son dessin qu’on croirait sans dessein, Fernand Patrouix découvre qu’il vient de tracer, bien mieux que s’il avait voulu le faire, telle ou telle image qu’il portait en lui : comme un pêcheur prend un poisson en le tirant de l’eau, il prend l’image en la tirant, elle aussi, au bout d’une ligne.

« Je ne peux le séparer de certains sites des Aspres tant il m’en a raconté de souvenirs, en me montrant dessins et tableaux. A Prunet, dans la magnifique demeure qui sur une place verte comme un pré, jouxte une des plus curieuses églises du Roussillon, il a vécu, adolescent encore et seul avec ses rêves, sa peinture, et le cœur de l’Aspre.

« La maison était infestée de rats, surtout les matelas de maïs. Alors, un jour, n’y tenant plus, il empoigna des rats dans le maïs et les jeta au fond d’un grand sac, pour leur rendre ensuite, dehors, la liberté.

« Or, c’est l’image de cette chasse qui me vient quand je le vois se saisir pour les peindre, des êtres imaginaires qui l’entouraient : filles bien en chair, au regard insondable, qu’il étreignait en pensée, ou monstres de toutes tournures s’il lui fallait apprivoiser ses peurs.

« Elève des Beaux-Arts, n’ayant rien eu, en cette école, à apprendre, il n’y avait rien appris. Mais il sut observer, sans doute se mieux connaître du fait de se trouver reflété en ce miroir qu’est Paris, et surtout il sut se divertir.

« Comme je lui demandais ce qu’en une SCÈNE D’INTÉRIEUR, un enfant rêveur, à la peau bistre, aux joues fermes comme celles d’une pomme, pouvait bien tenir en sa main, Fernand me répondit : « Je n’ai jamais pu le savoir. »

« Il faut mettre à part, – pour les montrer ou les cacher où ? – toute cette série de personnages qui représentent des clients de LA FOUNT DEL GAT, l’hôtel que les parents de Fernand tenaient à Perpignan.

« Ils sont peu flattés, c’est le moins qu’on puisse dire, en fait tels que les voyaient, à travers les trous des serrures, étonnés, des yeux d’enfant.

« A l’hôtel ou ailleurs, trop souvent on oublie que les murs ont des yeux et des oreilles. »77

Le commentaire est celui d’un érudit, qui connaît tous les sens du mot divertir : plus qu’un humoriste, un amuseur ou caricaturiste doué, il a su voir dans son ami un être capable de détourner à son propre profit, de distraire une part de l’héritage afin de se le réapproprier ; et surtout, selon le sens pascalien influencé par Montaigne (la diversion), capable de s’entraîner hors de soi, voire d’entrainer les autres dans le même mouvement comme le joueur de flûte attire les rats hors de la ville. La liberté, donnée par le créateur, et reconnue à ses créatures, en était la seule condition.

Décédé le 27 mai 2010 à l’âge de 85 ans, à Prades, Fernand Patrouix avait passé les trente dernières années de sa vie dans un isolement presque total, ne fréquentant que sa famille proche. Curieuse fin de parcours pour cet amoureux des voyages dont le rêve avait été, durant une grande part de sa vie, de s’échapper de soi à la recherche de la « lointaine patrie ». A notre temps n’appartient plus désormais le jugement, mais la valorisation d’un patrimoine important et méconnu. Les œuvres de Fernand Patrouix sont d’une grande diversité mais sont toutes liées entre elles par un thème central et porteur de nombreuses réflexions pour notre propre avenir : l’illusion de la représentation. La recherche d’une solution a sans doute occupé nombre des soirées de sa période érémitique à Prunet-et-Belpuig. La solution pratique et exaltante a finalement pris naissance d’une relecture attentive des techniques et des méthodes apprises aux Beaux-Arts : loin d’être un frein ou un repoussoir, elles sont devenues des alliées et des gages d’émulation, et Fernand y a trouvé l’arabesque. Sous une forme ou une autre, cette liberté fondamentale n’a jamais fait défaut, même dans les moments où l’inspiration des grands maîtres, Bosch, Brueghel, les surréalistes et les cubistes, a été la plus forte et la plus déterminante. A l’occasion de notre plongée dans ces multiples dessins, ces peintures, ces gravures, nous avons pu voir à quel point une œuvre pouvait changer et, justement, acquérir ses caractéristiques originales et profondes du fait de ce changement. Enfin, à l’image de sa progression artistique et intellectuelle, les créations de Fernand Patrouix sont tour à tour situées dans un contexte géographique et historique, puis dans le temps éternel de la nature, des saisons, des étapes de l’existence. Ce temps, figé et immuable, indéfini, est délibérément le même que celui du songe.

Mais qu’est-ce que cette œuvre aujourd’hui ? C’est, matériellement, un ensemble de cartons, pleins à craquer, en grande partie à classer. Entre l’été 2010 et le printemps 2012, plusieurs opérations de reconnaissance et de récolement ont été menées. Une toute première a donné lieu, du 5 au 17 septembre 2011, à une exposition rétrospective à la médiathèque municipale de Prades, Fernand Patrouix : L’arabesque, organisée par la famille de l’artiste. 66 œuvres, choisies parmi un premier choix de 400 environ, ont été présentées au public accompagnées d’un dépliant. Pour la rédaction de ce dernier, des définitions et des problématiques inédites ont dû être mises en place. Elles ont permis de dégager plusieurs grandes orientations, bases du travail que nous avons livré ici. Il faut désormais que cette tâche soit poursuivie : dans cette optique, l’organisation de prochaines expositions devrait apporter une motivation suffisante et, espérons-le, le soutien adéquat. Si les dessins des années 1960-1970 ont largement été vus, une grande partie de la production canadienne demeure mêlée à d’autres collections, sans qu’il soit toujours possible de bien l’identifier. Enfin, l’énorme fonds de dessins érotiques (une dizaine de cartons) n’a pas encore été examiné. S’il manque jusqu’alors à nos présentations, nous souhaitons qu’il soit une ouverture possible vers de futurs travaux et expositions.

1 Sur l’emplacement du terrain acheté par Justin Patrouix (1875-1957), grand-père de Fernand, se trouvait à l’origine une fontaine qui, selon la légende, aurait été utilisée par Richelieu, de passage à Perpignan, pour faire boire ses chats. Il est cependant plus probable que le nom de l’établissement fondé par la famille à cet emplacement (18 boulevard Jean Bourrat, actuellement hôtel Le Park Hôtel, et restaurant Le Chap à Perpignan) ait été choisi en référence à la fontaine éponyme située dans le parc de Montjuïc à Barcelona, qui a également donné son nom à un restaurant célèbre de la capitale catalane.

2 André Fons-Godail (1871-1954), peintre aquarelliste, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Perpignan puis conservateur au Musée des Beaux-Arts de la ville, exposait fréquemment à la Salle Arago. Il consacra une grande partie de son œuvre à des vues perpignanaises, dont beaucoup furent réalisées près de La Font del Gat. Il fut habitué de l’établissement dès les années 1920, et y prenait tous ses repas jusqu’à sa mort.

3 André Mengus (+2002), fils d’un riche brasseur alsacien, avait vu le remariage de sa mère, Marguerite Diemer, avec le poète Louis Codet (1876-1914), mort dans les tranchées peu après les noces, qui lui avait légué un important patrimoine en Roussillon, dont de nombreuses œuvres d’art ainsi que ses manuscrits et sa correspondance. Ce personnage, dont il sera souvent question ici, a publié divers textes littéraires sous le pseudonyme d’André Vick.

4 Justin Patrouix accueillait différents meetings de gauche à La Font del Gat comme les banquets communistes ou ceux de la SFIO.

5 On trouvera un résumé de cette période, avec une photographie du personnel de La Font del Gat impliqué dans la Résistance aux côtés des patrons, dont M. Noëll, comptable de la société, dans Ramon Gual et Jean Larrieu, Vichy, l’Occupation Nazie et la Résistance catalane, t. II A, I.C.R.E.C.S., Revista « Terra Nostra », n°91-92 (1995).

6 André VICK, Les carnets d’André Vick, revue « Conflent », n°112 (III-1981), p.59

7 Lettre de Madeleine Patrouix à son fils Fernand Patrouix, Perpignan, 13 novembre 1947.

8 Lettre de M. Darnaud à Fernand Patrouix, Grenoble, 30 septembre 1947.

9 Lettre de Fernand Patrouix à Madeleine Patrouix, Paris, 16 octobre 1947.

10 Lettre de FP à MP, Paris, 20 décembre 1947.

11 « Je prépare quelque chose pour les enfants sur le Moyen Âge (je le fais aux heures creuses comme tu le penses). La documentation ne manque pas ici aux bibliothèques et j’y puise largement ce qui a pour but d’améliorer mes connaissances et mon dessin. ». Lettre de FP à MP, Paris, 23 novembre 1947.

12 Lettre de FP à MP, Paris, 15 décembre 1947.

13 Lettre de FP à MP, Paris, 13 décembre 1947.

14 Lettre de FP à ses grands-parents, Paris, 1er janvier 1948.

15 Lettre de FP à MP, Paris, 22 janvier 1948.

16 Lettre de MP à FP, Perpignan, 1er mars 1948 ; Lettre de FP à MP, 16 mars 1948. Jean Bellus (1911-1967), fut illustrateur à Point de Vue et France Soir après la Libération, créateur de BD et du personnage « Clémentine Chérie ».

17 Lettre de FP à MP, Paris, 13 avril 1948. Marius, journal créé en 1930, paraît tous les mardis, sur papier rose, en petit format ; il est spécialisé dans le dessin humoristique. Avec une apogée dans les années 1940, il disparaîtra finalement en 1982.

18 Lettre de FP à MP, Paris, 26 février 1948.

19 Lettre de FP à MP, 13 mai 1948.

20 Roger Bataille, originaire de l’Ariège, suivit les cours de Jaudon puis des Beaux-Arts en même tant que F. Patrouix. Influencé par Van Gogh et Matisse, il réalise une série d’œuvres aujourd’hui conservées au Musée Pyrénéen de Niaux (Ariège). Il décède d’une leucémie à la trentaine, dans les années 1950. Voir un article consacré à ses œuvres dans La Dépêche du Midi, 9 août 2002.

21 Lettre de FP à MP, Paris, 10 décembre 1948.

22 Lettre de FP à son père Antoine Patrouix, Paris, 10 octobre 1949.

23 Lettre de FP à ses parents, Paris, 21 novembre 1949.

24 Henri Van Moé (1930-1989), fils d’un archiviste paléographe et bibliothécaire à la BN, aînée d’une famille de quatre fils, entretint des relations étroites avec la famille Patrouix, chez qui il fut reçu à de nombreuses reprises. Après que Fernand ait abandonné les Beaux-Arts de Paris, il reprit sa formation et devint pensionnaire de la Casa de Velázquez à Madrid. Il a beaucoup exposé, dont une fois à la Fondation Taylor en 1988.

25 Lettre de FP à ses parents, Paris, 24 février 1940.

26 Lettre de FP à ses parents, Asnières, 17 mars 1950.

27 Lettre de MP à son fils, Perpignan, 11 juin 1950.

28 Lettre de MP à son fils, Perpignan, 16 juin 1950.

29 Lettres de FP à ses parents, Asnières, 12 juillet 1950.

30 Lettre de Van Moé à FP, Perpignan, 25 juillet 1950.

31 Lettre de FP à ses parents, Asnières, 20 février 1951.

32 Lettre de FP à Pierre Guil (brouillon), sans lieu, 28 février 1950

33 Lettre de FP à ses parents, Asnières, 13 mars 1951.

34 Lettre d’Henri Van Moé à FP, Asnières, 1951 ?

35 Lettre de FP à Antoine Jalibert (brouillon), Prunet, 3 octobre 1951.

36 Lettre de Roger Bataile à FP, Paris, 6 octobre 1951.

37 Lettre de Jean Olibo à Justin Patrouix, Perpignan, 13 novembre 1951.

38 1952, Perpignan, Imprimerie du Midi, non paginé. Cet ouvrage fut tiré à 500 exemplaires.

39 1952, Perpignan, Imprimerie du Midi, 279 pages.

40 Notamment trois dessins intitulés La plage et datés de 1950, ainsi qu’un Paysage en frise de 1953, conservés à la Médiathèque municipale de Prades.

41 Lettre de FP à ses parents, Barcelona, 4 octobre 1952.

42 Lettre de FP à ses parents, Barcelona, 25 octobre 1952.

43 Matricule n°1.518, en la asignatura de Artes del libro (certificado del 15 de mayo 1953). Calificación de « Notable » (20 de mayo de 1953).

44 Lettre de FP à Pierre Guil (brouillon), Perpignan, 26 juin 1953.

45 Lettre de FP à ses parents, Barcelona, 14 mars 1954.

46 Notamment deux toiles intitulées La Sanch, une peinte en 1950 lors de la renaissance de la procession, qui est une vue rapprochée de pénitents portant un Misteri de la vierge, et met l’accent sur le côté tragique et effrayant des pénitents en eux-mêmes ; une autre, peinte en 1963, qui associe cette fois le cortège des pénitents à celui des femmes en mantille et des enfants de chœur.

47 Série de lettres sans dates (fin 1950) envoyées par FP à Lydie (Font-Romeu, Perpignan) et par Lydie à FP (sans lieu).

48 D’après les souvenirs de Catherine Patrouix sur ses parents, dactylographiés en mai 2012 et recueillis par l’auteur.

49 Courrier à Mme Antoine Patrouix : accusé de réception d’une lettre du 19 et mandat de 3213,53 francs pour un billet Montréal/Le Havre sur le navire « Homeric », départ 17/7/1962 (22/6/1962)

50 Caractéristiques de l’habitat en pays d’Aspres (vers 1940).

51 Petite explication qui pourrait servir d’entrée (Prades, 21 août 1972).

52 Souvenirs des Aspres, 20

53 Souvenirs des Aspres, 10.

54 Souvenirs des Aspres, 28.

55 Souvenirs des Aspres, 11.

56 A ce sujet, on lira Eric Forcada, Manolo Valiente, du Barcarès à Bram et d’Argelès au Barcarès… un artiste en camp de concentration (1939-1942) (2010).

57 Op. cit., p.206.

58 D’après les souvenirs de Catherine Patrouix sur ses parents, dactylographiés en mai 2012 et recueillis par l’auteur.

59 Souvenirs des Aspres, 31.

60 Note sans référence (lettre à André Mengus ?).

61 Les deux peintures reprennent exactement la même esquisse avec des tons différents. L’une est colorée de manière assez froide, jaunie, sans doute sous l’effet d’un glacis très appuyé ; l’autre est plus chaude et riante. On peut penser qu’il s’agit de la première et de la seconde version.

62 Frederic Soler i Hubert (1839-1895), dramaturge barcelonais, est l’un des fondateurs du théâtre catalan. Ses comédies ont constitué pendant des décennies la base des répertoires professionnels et amateurs.

63 Lettre de Pierre Sourbès à Fernand Patrouix, Perpignan, 19 février 1976.

64 D’après les souvenirs de Catherine Patrouix sur ses parents, dactylographiés en mai 2012 et recueillis par l’auteur.

65 Considérations autour d’un projet de réédition de “Don Jaume el conquestidor” (1976), in dossier de correspondance du Rey Jaume.

66 Lettre de PS à FP, Perpignan, 26 février 1976.

67 Lettre de FP à PS (brouillon), Aix, 1976.

68 Lettre de FP à PS (brouillon), Aix, 16 juin 1976.

69 Cette fabrique de cartes, fondée au milieu du XVIIIe siècle, a fonctionné jusqu’en 1952. Un musée situé à Grevenmacher au Luxembourg lui est consacré.

70 Cette maison fondée en 1760 existe encore et imprime le Tarot de Marseille.

71 Lettre de PS à FP, Perpignan, 10 septembre 1976.

72 En réalité, le titre de la pièce se trouve orthographié de différentes manières selon les éditions ; de toute façon, le catalan utilisé par Pitarra dans son texte est volontairement abâtardi et mâtiné de castillan.

73 Lettre de PS à FP, Perpignan, 3 octobre 1976.

74 Lettre de PS à FP, 9 mai 1977.

75 D’après l’inventaire réalisé par l’auteur le 19 avril 2012.

76 Il decaméron, giorn. IV, novella X ; et giorn. III, nov. VIII.

77 André VICK, Les carnets d’André Vick, revue « Conflent », n°112 (III-1981), p.59

Ce contenu a été publié dans XXe s.. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *