Pour quelques jours, j’ai fixé mes pénates dans un joli petit port de la Côte Vermeille : Collioure (c’est mon pays natal) village de pêcheurs, compris dans le terroir délimité du crû de Banyuls. Pays d’anchois savoureux et de vins renommés, fruits excellents, site attirant les peintres de tous pays, une église qui est une merveille d’art décoratif ancien, Consolation, berceau de verdure et de fraîcheur dans la monotonie ensoleillée des vignes, ouvrages fortifiés et tours anciennes sur les sommets, buts d’excursions fort agréables.
Voilà pour les avantages, mais que d’inconvénients!
La sécheresse qui sévit depuis plusieurs années a partiellement tari les sources. On manque d’eau et les femmes du pays sont obligées d’aller jusque vers la source d’une petite rivière, à sec sur la plus grande partie de son cours, pour blanchir le linge. C’est un spectacle curieux que de voir les blanchisseuses se disputer le plus petit trou d’eau où les pauvres anguilles; et barbillons, peuplant jadis cette délicieuse rivière claire et chantante, viennent respirer à la surface d’une eau savonneuse et sale, où ils ne tarderont pas à mourir empoisonnés.
Un autre inconvénient, c’est l’absence d’égouts et de water-closets. Et puis; il y a l’odeur rance des salaisons, odeur à laquelle on reconnaît Collioure lorsque le train entre en garé la nuit, ce qui évite à l’employé chargé de ce soin, l’ennui de crier aux voyageurs le nom de la localité. Et puis…et puis… il y a l’accent catalan, l’acre musique des bals publics, les pierres noires de la grève, les femmes allant vider le seau à la mer, les barques, jadis si jolies, évoluant sous leur voile blanche, qui rentrent, maintenant, le matin, ternes et plates comme des tortues d’eau, propulsées au moteur.
Il y a que toutes ces choses désagréables, à voir ou à sentir, étaient jadis compensées par une note originale de couleur locale qui n’existe plus aujourd’hui où chacun veut parler en français qu’il écorche, où la coiffure catalane a disparu, où les femmes ont les cheveux coupés et la jupe courte, où l’on vous loue une chambre vide dix francs par jour, où les mercantis de l’hôtellerie vous fusillent, où la viande, les légumes et les fruits du pays sont expédiés à Paris et remplacés par des produits similaires, mais moins savoureux venant d’Algérie ou d’Espagne.
On appelle cela le progrès. Évidemment !
Mais jadis il avait les coutumes, les mœurs, les productions, la littérature, la langue, l’esprit de la Catalogne française. Un régionalisme original qui plaisait, même à l’étranger au pays.
Que retrouve-t-on de tout cela? Rien!!
Est-ce un bien? Est-ce un mal ? Je ne commente pas. Je constate.
Mais pour moi qui n’avais pas revu le pays depuis longtemps et qui m’attendais à éprouver ce je ne sais quoi de délicieux que l’on ressent toujours en mettant le pied sur le sol qui vous a vu naître et que l’on a connu petit, quelle désillusion de constater un changement aussi radical dans tout ce qui se dépeignait sous un aspect si attrayant dans mon souvenir !
Et je me demande s’il est bien nécessaire de maintenir en Afrique du Nord toutes les sociétés régionalistes où la plupart des adhérents ont même perdu jusqu’au souvenir de la langue du pays ? A quoi bon vouloir essayer de perpétuer, hors d’une région des coutumes qui n’existent plus dans la région elle-même ? A quoi bon vouloir créer, dans ces; réunions où, par le jeu des alliances, la moitié à peine des membres est originaire de la région, un esprit et une ambiance qui ne peuvent être obtenus qu’artificiellement. Bref, j’ai quitté Collioure, désabusé.
1 Août 1929. Jacques BOHÉ, « Le Roussillon vu par un Algérien », paru dans France-Afrique, revue littéraire, artistique et scientifique, 1931.